Les 186 marches
avoir accès au magasin d’habillement ou être protégé par le kapo de ce magasin, personnage puissant ; on hésitait donc à brimer un interné qui avait réussi à parfaire son accoutrement. Au contraire, les loqueteux du camp – certains étaient tels par négligence – qui déambulaient avec des vêtements déchirés, la gamelle suspendue à la ceinture et battant les fesses, l’air famélique, semblant toujours à la recherche d’un fond de bouteillon à « resquiller », ceux-là, les parias du camp en étaient aussi, les souffre-douleurs. Il est incontestable que la situation du « collectif » français fut améliorée à partir de juin 1944, par le soin que nous apportâmes à vêtir correctement nos camarades ; Garnier et Herry s’acquittèrent de cette tâche de mai 1944 jusqu’à la Libération. Je les y aidai durant les cinq semaines que je travaillai avec eux à la Häftlings Bekleidungs Kammer. Combien de fois ont-ils franchi le grand portail, le soir, au retour du travail, portant deux vestons ou deux pantalons enfilés l’un par-dessus l’autre. Les Français qui travaillaient à la blanchisserie (Wäscherei) devaient, eux, sortir de ce kommando, chaque fois qu’ils en avaient le moyen, des chemises et des caleçons ; la répartition en était faite entre nos compatriotes qui pouvaient, de la sorte, éviter la démoralisante saleté à quoi ils étaient voués.
– Lutte contre la maladie… Bronchites, pneumonies, étaient fréquentes, ainsi que la diphtérie ; mais les maladies spécifiques du déporté, c’étaient le phlegmon, avec toutes ses complications ; l’érysipèle de la face, très contagieux ; une couverture qui avait, une nuit, servi à un malade et touché son visage – on n’avait pas de draps en quarantaine et seulement un drap de dessous dans le camp libre – pouvait ensuite en contaminer des dizaines d’autres ; certains d’entre nous contractèrent jusqu’à huit et dix fois cette redoutable affection ; or, on en mourait rarement, bien que le seul traitement appliqué fût externe : on badigeonnait à l’ichtyol le visage malade et l’enveloppait complètement de bandelettes de papier. Tant il est vrai que tout fut paradoxal dans cet enfer : les maladies considérées ailleurs comme graves étaient rarement mortelles ; tandis que la plus redoutée de toutes était le Durchfall, une vulgaire diarrhée qui pouvait tuer un homme en quatre ou cinq jours, ou bien, s’il résistait, faire de lui en deux ou trois semaines un squelette vivant. Lorsqu’en décembre 1944, j’étais au camp des malades, je parlai un matin, au lavabo – sorte d’abreuvoir à chevaux où l’eau coulait d’un tuyau percé de trous, qu’il fallait, par un froid de – 15°, constamment dégager de la glace – un très cher camarade, Augustin Barthélémy ; il en était à son vingt et unième jour de Durchfall et avait réussi à le dissimuler aux autorités du block 2, évitant ainsi l’envoi au block 8 où l’on groupait les « chiasseux ». A la fin, il n’avait plus la force de se lever ; je fus donc obligé, ce matin-là, de le porter dans mes bras, de le laver comme un enfant, car il s’était sali durant la nuit. Je ne puis oublier ce corps totalement décharné, où l’on ne sentait rigoureusement plus rien entre la peau, couverte d’escarres, et les os. En général, ces malades gardaient jusqu’au bout une parfaite lucidité.
– Au camp des malades, je n’ai séjourné qu’au block 2, qui groupait en principe les malades de l’estomac, des poumons et de l’appareil circulatoire. J’ai vu, certes, des scènes atroces ; notamment cette arrivée de deux cents moribonds, venus du kommando de Gusen dans les bennes d’un Decauville, à peine vêtus, par un froid de – 10 à 15°, et qui tombèrent, geignant doucement, râlant ou hurlant, dans la neige où ils devaient piétiner en attendant l’admission au block ; moins d’un sur dix y entra vivant.
– Mais rien ne pouvait approcher en horreur le block 8. Celui-là était divisé en trois salles ; dans la première, les galeux ; dans la seconde, les « chiasseux » ; dans la troisième, les érysipèles de la face, les diphtéries, scarlatines, etc. Les latrines étaient communes à tout le block : une rangée de baquets posés en dessous et légèrement en arrière d’une planche servant de siège. Je pense n’avoir jamais rien vu de plus atroce que ce lieu Assis sur la
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