Les 186 marches
pourrions emmener nos trois malades. Il prétendit avoir été mal renseigné. C’était par erreur que l’on avait parlé de typhus. Quant aux deux autres, je pouvais les emmener si je prenais la responsabilité de leur transport.
– L’atmosphère se détendit après cette transaction et le commandant nous invita à dîner à son mess avec nos chauffeurs. Ce mess était pour le moins aussi luxueux que son bureau. Il n’y avait vraiment rien à reprendre : les mets étaient recherchés ; on nous servit deux vins et, avec le café, un cognac de marque. Malgré la bonne chère, nous étions mal à l’aise, pas autrement enchantés de dîner en cette compagnie, et nous eussions préféré consommer à l’air libre ce que nous avions apporté. Mais notre mission exigeait que nous fassions contre mauvaise fortune bon cœur. Si quelque étranger avait pu nous voir, il eût certainement pensé que nous formions un curieux tableau : des Suédois portant sur leurs uniformes les insignes pacifiques et humanitaires de la Croix-Rouge, levant leur verre contenant un cognac probablement volé, en compagnie d’un commandant inhumain et de ses non moins sanguinaires complices. Mais, que pouvions-nous faire ? Nos Scandinaves n’étaient pas encore embarqués dans nos voitures. Ils étaient encore à la merci du commandant et un caprice de sa part pouvait tout faire échouer.
– Nous cherchions, sœur Birgit et moi, à mettre la conversation sur les conditions de vie dans le camp, mais le commandant esquivait adroitement nos questions. Nous essayâmes également de lui faire donner des détails sur l’état sanitaire des détenus, mais nous ne pûmes en obtenir que des réponses évasives. Le seul renseignement positif qu’il nous donna fut qu’il disposait de sept médecins et qu’il y en avait en outre quelques-uns parmi les prisonniers. Comme pourcentage de malades, il nous donna le chiffre 6 %, mais comme je l’appris par la suite, 60 % eût été plus près de la vérité. Nous comprîmes rapidement qu’il était inutile de chercher à savoir quelque chose de lui et la conversation roula sur des banalités. L’issue de la guerre et les sujets d’actualité étaient naturellement exclus.
– Il nous fallut passer la nuit dans le bâtiment et je partageai la chambre d’un des aides de camp, un homme taciturne et fermé qui n’était là que depuis une quinzaine de jours et qui esquivait toutes mes questions en me répondant qu’il ne savait rien.
– Je ne dormis guère cette nuit-là. D’une part cette atmosphère n’invitait guère au sommeil et, d’autre part, un garde faisait les cent pas devant ma fenêtre. Ajoutez à cela que les aboiements incessants des chiens auraient suffi à me tenir éveillé. A 5 heures, le camp se réveilla à la vie. Ce n’était que cris et commandements. Les prisonniers étaient chassés de leur « couche » et envoyés au travail dans la carrière.
– Il avait été convenu que nous effectuerions l’embarquement de nos prisonniers à 6 heures du matin, mais il fut retardé d’une heure. Vers 7 heures, les portes de la forteresse furent ouvertes et il en sortit un groupe dont nous n’oublierons pas facilement l’aspect. Des hommes se traînaient pâles et exténués, les uns soutenus par leurs camarades, d’autres portés sur des civières. Nous fûmes profondément émus en les voyant se découvrir et rester quelques instants immobiles pour rendre hommage à leurs camarades morts.
– Après avoir constaté que nos cinquante-quatre prisonniers étaient bien 1 à„ nous pûmes enfin reprendre notre route pour notre longue randonnée jusqu’à Neuengamme. Pour plus de sûreté, je demandai au commandant s’il n’y avait pas d’autres Scandinaves dans le camp, il me répondit qu’il me les avait tous remis.
– Cependant, profitant plus tard d’un moment d’inattention d’un des hommes de la Gestapo, un de nos prisonniers nous apprit qu’if restait encore onze Norvégiens que les Allemands avaient voulu nous cacher et. d’autre part, seize femmes norvégiennes récemment arrivées de Ravensbruck. Il me fournit avec exactitude les dates et les noms.
– Je dois signaler ici qu’il existait parmi les Scandinaves des camps un service de renseignements parfaitement organisé. Peu de chose échappait à leur attention et ils trouvaient toujours un moyen pour faire parvenir leurs observations au-dehors. La présence de ces Scandinaves
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