Les 186 marches
commencera-t-il ? Vania a tant et tant d’amis, soviétiques pour la plupart puisqu’il est ukrainien, mais aussi des Espagnols, des Yougoslaves, des Italiens, des Français. Il n’y a qu’avec les Polonais… Vania n’aime pas leur manière d’accepter trop servilement les brimades, les coups, les ordres, la soupe lavasse en disant « merci »… enfin quoi ! Vania n’aime pas les Polonais et il n’est pas le seul. Il commencera donc par raconter aux officiers soviétiques de la « glorieuse Armée rouge », surtout, si comme il le croit et si, comme on le dit, les condamnés à mort du block 20 sont tous des officiers soviétiques.
– Alors, « petit renard », encore en train de fouiner ?
Vania hausse les épaules :
– Il occupe pas !
Vania a horreur de ce surnom qui lui a été donné par le doyen des détenus soviétiques. Le maçon s’approche de lui.
– Tu veux une cigarette ?
– Je ne te connais pas.
Vania est un peu la mascotte, le chouchou de Mauthausen. Tous les déportés ou presque reconnaissent sa frêle silhouette, son nez retroussé et se demandent, avec admiration, par quel sortilège cet enfant a pu survivre à déjà deux ans de séjour dans six ou sept camps différents.
– Alors cette cigarette, tu la veux ?
– Merci camarade !
« Petit renard » aborde la partie la plus dangereuse de son expédition : la traversée de la vaste cour. Encore une dizaine de mètres… Catastrophe : l’allée, derrière le block 16, est barrée de barbelés. Il faut redescendre vers la place d’appel et tourner sur la droite avant d’atteindre le block 5 réservé aux veinards des cuisines.
– Pas vu ! Pas pris !
« Petit renard » contourne le 15 et s’aplatit contre l’enceinte du block 20. Une barrière en granit de 3 mètres de haut, coiffée d’isolateurs en porcelaine et de fils électrifiés. Le mirador chevauche le rempart extérieur de la forteresse et ce mur construit en janvier 1944 pour ceinturer le block 20. Les mitrailleuses jumelées sont pointées vers la cour intérieure. Du deuxième mirador qui couvre, également, en feu croisé, le moindre recoin de la cour, Vania n’aperçoit que la pointe du chapeau chinois. Ainsi donc, le « 20 » est une prison dans la prison et mérite bien son nom d’« isolierblock », block d’isolement.
★★
– Il était, en effet, isolé du monde extérieur et même du camp qui l’entourait. Un block de la mort dans un camp de la mort ! L’on pourrait penser à un jeu de mots ou à un paradoxe car qu’y a-t-il au monde de plus définitif que la mort ? La mort peut être rapide ou lente, douce ou pénible, inéluctable ou probable… Tous les prisonniers du camp de Mauthausen savaient que la mort rôdait autour d’eux, mais ceux du block 20 la savaient inévitable et chargée de souffrances intolérables, de tortures raffinées frappant les corps et les âmes.
– Depuis le jour où le « 20 » fut mis en exploitation, en été 1944, les hommes qui franchissaient sa double porte de fer ne réapparaissaient jamais. Les prisonniers du camp général voyaient souvent, de loin, des S. S. pousser à coups de matraque des convois de cent hommes ou plus, des groupes moins nombreux et même parfois des isolés vers le quartier « interdit ». Chaque matin, une corvée chargeait sur une plateforme plusieurs dizaines de cadavres et les déversait devant le crématoire. Et l’aspect de ces corps était tel que les servants des fours, pourtant habitués à l’horreur, étaient révoltés et épouvantés. Squelettes aux peaux labourées de terribles blessures, plaies affreuses ouvertes par des balles tirées à bout portant, chairs déchirées, arrachées, lacérées. On pouvait penser que ceux qui restaient dans le block ne se distinguaient de ces cadavres que parce qu’ils bougeaient encore, qu’ils souffraient, qu’ils vivaient et, comme on l’a su plus tard, qu’ils luttaient.
– Quiétait enfermé dans le block de la mort et que s’y passait-il ? On n’en savait rien. Aucun des déportés de Mauthausen n’avait accès à ce coin de bagne. Les bouteillons contenant la soupe devaient être laissés aux portes du block par les prisonniers employés aux cuisines du camp.
– D’après les « rations » de soupe, on pouvait estimer, en août 1944, à deux ou trois mille le nombre de prisonniers au secret. Mais l’effectif baissait chaque mois et, malgré les arrivages
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