Les 186 marches
ne remarquai pas la dure froideur de son regard, si renommée pourtant.
– Au cours de nos conversations, Heinrich Himmler m’apparut comme un personnage très vif, sentimental à l’égard de son Führer et susceptible de grands enthousiasmes. Il me semblait vraiment extraordinaire d’entendre cet homme (le même qui, utilisant les moyens les plus infâmes, avait envoyé des millions d’êtres à la mort) parler de la conduite courtoise de la guerre entre Anglais et Allemands en France, durant l’été 1944 : on avait suspendu alors les hostilités pour que chaque adversaire puisse prendre soin de ses blessés, disait-il avec exaltation. Sa réaction me sembla tout aussi extraordinaire lorsque, à la fin d’une de nos entrevues, je lui remis un ouvrage sur les inscriptions runiques suédoises de 1600. Un Norvégien travaillant parmi les prisonniers de guerre en Allemagne m’a appris que le chef de la Gestapo s’intéressait particulièrement aux écritures runiques du Nord. Mon cadeau le toucha étrangement. Il me dit même que pareille gentillesse l’émouvait profondément et qu’il me remerciait de lui ivoir causé cette joie dans les circonstances actuelles.
Le 16 mars 1945, le docteur suédois Hans Arnoldssen et une infirmière, sœur Birgit, se présentent à la porte de Mauthausen. Ils viennent « délivrer » cinquante-quatre déportés scandinaves du camp. Ils sont les premiers « étrangers » à découvrir, de si près, la citadelle.
– Je me présentai et l’on me fit savoir que le commandant me recevrait dans un instant. Je devais attendre devant la grande entrée. C’était justement l’heure où les prisonniers qui travaillaient hors du camp revenaient après la journée faite. Ils arrivaient par petits groupes, sous le commandement de leurs kapos. Affamés, rendus de fatigue, ils rentraient « chez eux », troupeau désespéré marchant lourdement dans cette sombre soirée de mars. Je vis également arriver une charrette de choux-raves puants et répugnants, mais qui étaient sans doute bien assez bons pour les détenus. Cette charrette qui, cependant, ne devait pas être bien lourde, était tirée par une cinquantaine de prisonniers, qui parvenaient à peine à la monter jusqu’au camp. Les uns étaient attelés par des cordes de différentes longueurs, les autres poussaient en marchant sur les côtés, ou par-derrière. Ces malheureux pouvaient à peine se traîner eux-mêmes. Ils avançaient pas à pas dans de grosses chaussures trop lourdes pour qu’ils pussent les soulever. Ils paraissaient indifférents et ressemblaient à des automates, tenant maladroitement les cordes ou cherchant un appui de leurs mains impuissantes.
– Nous fûmes reçus, sœur Birgit et moi, par le commandant Ziereis, un homme d’environ quarante-cinq ans. Il nous accueillit avec affabilité dans son bureau qui, en comparaison avec ceux des autres camps, était d’une élégance sobre, avec des panneaux de bois précieux et d’authentiques tapis d’Orient. Au mur étaient accrochés les portraits obligatoires de Hitler, de Himmler et de Glücks. Assistaient à notre entrevue, outre les deux aides de camp du commandant et le médecin-chef, les trois agents de la Gestapo qui contrôlaient notre détachement. Depuis une semaine, le commandant était averti de notre visite et de son but. Il est à signaler que, dès qu’il fut prévenu, les Scandinaves du camp reçurent une meilleure nourriture. On leur avait également donné un travail moins dur afin qu’ils puissent se présenter aux Suédois en meilleure condition.
– Au moment de nous livrer nos cinquante-quatre prisonniers, le commandant nous déclara que nous devrions nous contenter d’en recevoir cinquante et un, les trois autres n’étant pas transportables pour raison de maladie. D’après le médecin-chef, l’un d’eux était atteint de typhus exanthématique, le second de tuberculose. Quant au troisième, il ne put me fournir de diagnostic.
– Je demandai à voir les malades, bien que je susse que ma requête ne serait pas prise en considération. Il me fut en effet répondu que personne n’était autorisé à pénétrer dans le camp. Je demandai alors à consulter le registre de l’infirmerie, faisant valoir ma qualité de médecin et de responsable du détachement. Après une longue discussion, le médecin-chef demanda une heure pour lui permettre de faire des recherches ; il revint enfin et nous apprit que nous
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