Les 186 marches
défense. Nous passons encore cependant par l’usine d’avions de Gusen où je montre aux Américains les ateliers souterrains et les couloirs chargés de mines. Nous nous dirigeons vers Mauthausen. Je constate avec satisfaction que le système de défense antitanks est resté ouvert. J’ai eu raison de faire confiance à la population. Nous gravissons la grande route en lacets qui mène au fort et déjà l’on aperçoit la tour du crématoire. Le dernier lacet est franchi et comme j’arrive devant la kommandantur, le pavillon à croix gammée est abaissé et le drapeau blanc est hissé. Mais la révolte gronde au camp. Les détenus montent sur les toits. Que^ va-t-il arriver ? Il s’agit maintenant de désarmer les S. S. Nous sommes soutenus par des milliers de détenus. Les S. S. sont trop peu nombreux pour offrir une résistance. Le plan a réussi. Les détenus désignés d’avance prennent les armes des S. S. et les relayent à leurs postes. Des détenus armés gardent leurs bourreaux désarmés. Les coups de crosse pieu vent sur les anciens maîtres du camp. Les détenus sortent des baraques en criant, en hurlant et nous portent sur leurs épaules ; nous ne pouvons nous défendre de leurs embrassements – l’un d’eux s’assied sur le capot de ma voiture et le caresse. Au coup de midi, le 5 mai 1945, tous les S. S. étaient désarmés, de même que les soldats du « Volkssturm » et les troupes de renfort du corps des pompiers de Vienne. Le chaos régnait dans le camp. Les détenus envahissaient les cuisines, pillaient la kommandantur. Les hommes s’affublaient de plusieurs paires de pantalons, se disputaient les boîtes de conserves. C’était un va-et-vient inimaginable. Subitement libérés, ces détenus se comportaient comme une horde de sauvages. Il fallut du temps pour ramener un peu de calme dans le camp. Je songeai à mes propres effets. Dans ma chambre, tout avait disparu : malle, vêtements, linge. Mais le temps presse : il faut encore libérer les camps de Gusen 1 et II. Je m’y rends, suivi des tanks américains. Le désarmement s’y effectue encore plus rapidement qu’à Mauthausen. Les hommes déposent leurs armes en tas ; deux bidons de benzine sont répandus et une allumette y met le feu. Un cortège de plus de deux mille détenus se forme dans la rue, mais pas un coup de feu n’est tiré. Les frères d’armes américains me secouent les deux mains et me demandent d’aller avec eux à Gallneukirchen. Cependant, un détenu tente de franchir les barbelés. Un Américain tire un coup de revolver dans sa direction pour l’effrayer. Ce coup de feu est le signal d’une panique générale ; c’est la ruée vers les barbelés. Les Américains tentent en vain d’arrêter l’exode du camp comme ils ont pu le faire à Mauthausen. La garde composée de détenus est trop faible. Se sentant libres, les captifs se ruent à travers champs vers les villages et les fermes pour se procurer des vivres et des vêtements. Il y eut des jours et des nuits de terreur. Mais les camps de Gusen et de Mauthausen sont libérés ; la plus grande usine d’avions de l’Autriche n’a pas sauté, des machines pour une valeur de dix à vingt millions de francs ont été sauvées ; les communes de Saint-Georgen, Gusen et Mauthausen ont été épargnées par la guerre. Le problème que je m’étais posé est résolu : les camps n’ont pas été anéantis, soixante mille êtres humains sont libérés, alors que les Américains ne sont pas encore entrés à Linz où les combats font rage…
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Le docteur Jean Benech est probablement le premier déporté de Mauthausen à avoir vu la petite voiture blanche de Louis Haefliger.
– Vers le milieu de la journée, alors que nous regardions vers le Danube, sur Linz, les éclatements des obus, nous fûmes surpris d’entendre un roulement bien caractéristique, celui des chenilles. J’étais alors avec un officier de la Légion étrangère, Polonais d’origine, homme de grande valeur et dont je m’excuse de ne plus me rappeler le nom. Nous nous sommes regardés et j’avoue, j’ai eu peur. La bataille de Linz allait-elle se continuer sur les hauteurs de Mauthausen ? Et, chose inouïe, valable seulement par l’état d’inanition et de petit délire mental, je me rappelle que je citai les vers de José-Maria de Heredia :
– « Hannibal écoutait pensif et triomphant
« Le piétinement sourd des légions en marche. »
(La
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