Les 186 marches
reprochaient aussi la façon dont ils avaient été accueillis à leur arrivée en France. Il ne s’agissait là, bien entendu, que d’une minorité car la majorité de nos camarades n’ont jamais confondu les responsabilités du gouvernement et celles du peuple de France.
– Je vis une sentinelle, un Autrichien, perché au sommet d’un mirador démonter sa mitrailleuse et descendre lentement. Il ne semblait pas inquiet. Je le suivis, nous sortîmes du camp, il passa devant une chenille américaine et jeta son arme. D’autres soldats allemands passaient, se débarrassaient de leur fusil et de leurs cartouches et partaient rejoindre un groupe de prisonniers gardé par deux Américains. Je ne décelai aucune émotion sur ces visages de brutes résignées. Des Russes, Français, Espagnols, Polonais montés au sommet de la grande porte, hissaient des drapeaux et tendaient des calicots saluant les libérateurs ; des groupes se formaient et chantaient leur hymne national. Un jeune voleur gitan, chef de block, monta planter notre drapeau sur notre baraque et entonna la Marseillaise. Nous le fîmes descendre malgré les protestations de la racaille.
– La justice des déportés passe sur le camp de la mort. Il y eut des exécutions d’assassins. Le cadavre du sadique Lagerführer de Gusen fut promené dans une calèche traînée par deux chevaux.
– Soudain des grands cris retentirent vers la place d’appel et vers la grande porte d’entrée, toujours fermée. Depuis la veille, les S. S. avaient été remplacés dans les miradors par de vieux territoriaux et gardes municipaux de Vienne. Cela avait été d’un grand réconfort à notre réveil, et annonçait des événements importants rapprochés. Effectivement, à 13 heures, cinq autos-mitrailleuses américaines s’arrêtèrent devant le porche tragique, surmonté de l’aigle nazi. Les quelques hommes valides (je n’en étais pas) qui réussirent à monter sur les toits des bâtiments, longeant le mur de clôture, nous confirmèrent que cinq véhicules à étoile blanche étaient stationnés devant le camp. Les mots sont impuissants pour expliquer cet après-midi du 5 mai 1945, et ce que nous ressentîmes. Seul le mot de Résurrection situe à peu près notre état ; lorsque les portes ouvertes, enfin, vers 15 heures, les cinq tanks légers américains firent leur entrée sur la place d’appel, d’immenses cris d’enthousiasme jaillirent des vingt mille poitrines décharnées, pendant de longues minutes. Pour quelques-uns ce furent leurs dernières paroles car l’émotion avait été trop forte et les nerfs lâchaient… Mais nos malheurs n’étaient pas encore terminés, ou tout au moins nos désillusions. La première fut de taille. Depuis 13 heures, sachant les Américains à la porte du camp, nous avions commencé notre épuration. Elle était assez simple. Par dix, quinze ou quelquefois vingt, nous nous rendions aux blocks 6 et 7 (je crois) où s’étaient réfugiées toutes les canailles allemandes du camp, hier encore kapos, chefs de blocks, chefs de chambres, etc., en un mot tous ceux qui, depuis des années, étaient responsables de 150000 morts de toutes nationalités, recensés après la libération dans le camp de Mauthausen et ses nombreux kommandos répartis à travers l’Autriche. Chaque brute allemande, retrouvée dans un de ces deux block, chefs de chambre, etc., en un mot tous ceux disparaître dans des conditions aussi inhumaines qu’ils avaient fait mourir nos camarades. Notre seule arme était nos sabots, mais je dois dire que notre nombre suppléa largement, avec notre rage, à notre armement rudimentaire. Chaque minute de nouveaux groupes de déportés, avec au milieu un ancien bourreau, arrivait sur la place d’appel. Le monstre était assommé et allongé et chacun, qui les sabots aux pieds, qui un sabot à la main, lui sautait sur tout le corps et sur le visage, ou frappait jusqu’à ce que les entrailles sortent et que la tête ne fût plus qu’une horrible masse de chair informe, aplatie… Combien de cadavres sur la place d’appel vers 14 heures ? Cinquante, soixante, peut-être plus ! C’était un vrai carnage. Je pense, et je suis persuadé, que si les Américains, ne nous avaient pas empêchés, tous y seraient passés avant la nuit. Mais certains de ces bandits réussirent avec la complicité des vieux gardes dans les miradors à s’infiltrer à travers les barbelés et à alerter le commandant
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