Les 186 marches
division du travail ; chaque tondeur reçoit son contingent de détenus à raser, nous sommes une douzaine à porter le n° 17. Ils sont vingt-cinq environ qui, dans une partie latérale de la salle de douches, opèrent en série. En un tour de main ils font tomber toute toison à la tondeuse et au rasoir. Certains parlent français, et par eux nous apprenons que nous sommes dans un camp d’extermination, que nous ne ferons qu’y passer quelque temps en « karantaine » avant de partir en kommando à l’extérieur, qu’il reste environ deux mille Espagnols sur près de dix mille arrivés ici en 1940-1941, etc.
– Maintenant, une scène grotesque : au fond de la salle se tient un personnage inquiétant, placide, fermé, torse nu, crâne rasé et gras comme Tarras Boulba. Il est assis sur un tabouret et a devant lui un seau contenant un liquide désinfectant. Il est armé d’un pinceau gros comme le poing, qu’il plonge régulièrement dans le seau : « Lève les bras » ; un coup de pinceau sur chaque aisselle, un badigeonnage du pubis.’« Retourne-toi et baisse-toi en avant » ; et vlan ! un coup de pinceau fortement appliqué au derrière, il nous envoie aux douches. Tout cela, numérotage, rasage, badigeonnage a duré peut-être dix minutes en tout, et déjà les douches se mettent à fonctionner. Bienfaisante ondée chaude qui nous caresse, nous masse, nous réconforte, nous revigore. Vite un bon savonnage pour faire tomber la crasse imprégnée des wagons. Beaucoup boivent cette eau, quelques-uns affaiblis à l’extrême ne peuvent supporter cette réaction et tombent évanouis. L’un d’eux, un pauvre vieux, en mourra.
– Il faut faire vite et attention aux retardataires ! Le responsable des douches est un petit plaisantin qui aime les innocentes rigolades : un jet d’eau glacée chasse vite les traînards ! Et c’est la ruée vers le vestibule, la salle par laquelle tout à l’heure nous sommes entrés. Là une serviette pour s’essuyer. Entendons-nous : une serviette trempée et sale qui a déjà « essuyé » vingt corps, qui sert à plusieurs et qui, tordue et retordue, en épongera encore vingt à défaut de les essuyer. Je reçois une chemise, un caleçon long en une espèce de finette, le tout d’une propreté douteuse. Puis je choisis dans le tas de chaussures ; bien entendu, pour nous qui ne sommes pas les premiers, il ne reste que des pointures impossibles et je ne peux prendre qu’une mauvaise paire de galoches éculées, à semelles de bois et empeignées de toile, du 43 ou 45 !
– Quatre à quatre, une galoche sous le bras, il faut monter les escaliers et se regrouper dehors, dans le froid, sur la place d’appel où nous attend un kapo. Enfin ! retraversant la place d’appel, maintenant déserte et qui nous semble immense, nous nous acheminons vers les blocks de « karantaine » au nombre de trois ou quatre. Ils sont isolés du reste du camp par une arche de pierre et un réseau de barbelés, sur le sommet de l’arche le mot « karantaine ». Une barrière de barbelés se referme sur nous, et nous pénétrons dans le block 13. Tout y est silencieux, mais à peine sommes-nous arrivés qu’une armée de « Schreibers » (secrétaires) s’y installe et nous soumet à un interrogatoire serré, sur notre identité, notre profession, notre famille, etc. Ce sont des Belges et ils nous conseillent de ne pas déclarer les maladies, même guéries, dont nous avons été atteints, tuberculose, syphilis, etc. A
Mauthausen, nous disent-ils, les malades contagieux ou réputés tels sont vite éliminés d’office !
– Enfin libéré, je peux prendre un peu de repos dans le fond d’une chambre où des matelas sont empilés. Pas longtemps, car la nuit s’achève et l’heure inexorable de l’appel a sonné. Des personnages à tête de bandit, crâne rasé, mufle saillant, habits rayés rouge, font irruption dans le block et nous font ranger rapidement par cinq. Et alors commence cette scène de comptage, qui se répétera des milliers et des milliers de fois dans notre captivité, qui la réglera comme une respiration et chaque fois nous pourrons constater l’incapacité des Allemands, en général, à compter correctement. Chaque comptage se refera cinq, six et dix fois, et jamais les résultats ne seront les mêmes que nous soyons trois cents, mille ou dix mille.
– On nous distribue d’informes gamelles d’aluminium, cabossées, mal
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