Les 186 marches
bientôt qu’eux non plus ne sont pas désintéressés) car ils apportent des seaux d’eau, un peu de café, boissons combien souhaitées par tous ces hommes au corps déshydraté. Là, je bois encore un peu, d’autant plus que je suis altéré par la longue marche et par le saucisson que j’ai trouvé dans la soutane du père Sigalas.
– « Minute ! On va vous prendre votre or, vos bagues, votre montre si vous l’avez encore. »
– « Tu as des bagues ? Confie-les-moi. »
– « Tu vas au block 13 en quarantaine, je t’y rejoindrai demain pour te les rendre, tiens, bois ! »
– D’autres plus cyniques :
– « On va te prendre ton or car tu n’as pas la possibilité de le garder sur toi, moi je le peux, donne-le-moi. Plutôt moi que les S. S. et tu auras tous les jours une soupe supplémentaire que je te porterai. »
– Le S. S. est là, le long du mur, semblant indifférent au trafic, faisant sauter son chien. Plus loin, un Espagnol est assis devant une table. Nous sommes invités à lui remettre nos valeurs, or, billets, montres ayant échappé au pillage dans le train. Des feuilles de papier sont posées sur la table, sur lesquelles est vaguement consigné le dépôt, contresigné du dépositaire, simulacre d’enregistrement, l’or va enrichir le trésor S. S. constitué par toutes les richesses volées aux détenus des camps. Je voudrais bien conserver mon alliance et ma chevalière, mais je ne sais comment. Deux camarades m’offrent de les camoufler, je les leur confie alors que j’allais les déposer. Bien m’en prend, je les récupérerai dans quelques jours. Cousus dans une ceinture en toile, ces bijoux échapperont à toute fouille pendant toute la déportation et je les ai encore. Ces deux camarades qui risquaient là leur vie les avaient cachés, l’un dans la bouche, l’autre dans une cavité intime. Ils sont morts tous deux aujourd’hui, n’ayant pas résisté au-delà de la Libération, c’étaient Paul Mole de Lop et Roger Lafabue du Lobet.
– Par fournées de plusieurs dizaines, nous sommes expédiés à la douche, deux cents à la fois peut-être. Et alors, se situe une scène qui se reproduit sans arrêt et dont le déroulement nous enlève absolument toutes les illusions que nous pouvions avoir sur la conservation de nos effets : nous sommes mis en demeure de nous déshabiller complètement. Dans la nuit d’avril, sur ce haut plateau autrichien, le froid est glacial, il fait plusieurs degrés au-dessous de zéro, nous sommes affaiblis physiquement, déprimés moralement, nous n’avons, pour ainsi dire, pas dormi depuis trois jours, depuis jeudi et nous sommes près de l’aube du dimanche. Aussi, résistons-nous mal au froid. Nous jetons un dernier regard sur les vêtements, certains cossus et confortables qui s’entassent dans un coin et atteindront bientôt le haut du mur. Nous ne les reverrons plus ; mais ne pensons pas encore à l’infâme habit qui nous attend.
– Ici, se déroulent une série de scènes inoubliables. Nous dévalons à toute vitesse, sur les dalles glacées, les marches qui conduisent au sous-sol. Là, règne une chaleur qui contraste avec le froid extérieur et réconforte nos nudités. Il règne ici un brouhaha indescriptible, une animation sans pareille et malgré tout de l’ordre. Une fournée de douchés va partir pour les blocks. Ce sont là nos camarades, mais s’ils ne nous interpellaient pas, nous ne les reconnaîtrions pas. Ils sont plus nus que nous, atteints collectivement d’une subite alopécie totale, en ce sens que rasés du haut en bas, tout système pileux et chevelu a disparu de leur corps. C’est notre tour. A l’entrée se tiennent deux personnages en blouse blanche immaculée : l’un debout, le dentiste, examine rapidement la denture de chacun, l’autre assis, projette sur les corps la lumière d’une puissante lampe. Reconnaissance rapide et sûre paraît-il, grâce à cette lampe spéciale, de certaines maladies telles que la syphilis dont plusieurs marques sont révélées (?). Je passe devant un détenu qui, jetant un coup d’œil à l’intérieur, m’inscrit ensuite au crayon chimique un numéro en grand sur la poitrine : 17. Cela signifie que je vais livrer mon corps au tondeur (je ne veux pas dire au coiffeur) n° 17 qui opère à l’intérieur. Il me donne aussi une parcelle de savon. Dans la salle des douches fonctionne le double système de la rationalisation et de la
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