Les 186 marches
l’heure de la remontée au camp. Devant le block 16 s’étendait une petite cour atrocement mal pavée, afin que les hommes se tordent les pieds en marchant : une souffrance de plus. Nous touchions là notre soupe, avant d’entrer dans le block. Quand il faisait beau, nous nous asseyions. C’était difficile d’adapter nos fesses maigres aux pavés disjoints.
– Derrière les barbelés clôturant la cour passait un chemin conduisant d’une part au four crématoire, d’autre part, au mur où se faisaient les exécutions par fusillade. Les fusillés étaient attachés par les mains et le cou, deux à la fois, à des chaînes soudées sur une épaisse plaque de blindage fixée au mur. Devant nos yeux, peu après la mort de Karel Spaniel, une soixantaine de Yougoslaves appartenant aux troupes partisanes du maréchal Tito y furent assassinés.
– Nous venions de toucher notre soupe, lorsqu’un premier groupe de six Yougoslaves, conduit par deux sous-officiers S. S., passa sur le chemin. Ils étaient pieds nus et seulement vêtus d’une chemise et d’un caleçon. Près du mur, un peloton de douze soldats S. S., commandé par un sous-officier, les attendait. Trois officier S. S. et deux civils de la Gestapo étaient présents.
– Arrivés sur les lieux de l’exécution, les Yougoslaves devaient se déshabiller entièrement ; deux d’entre eux s’avançaient ; on les attachait à la plaque de métal, tandis que les quatre autres regardaient, attendant leur tour. Les soldats s’alignaient en face des hommes nus ligotés, à raison de six par homme. Le sous-officier levait le bras. La salve craquait. Les deux suppliciés s’affaissaient, maintenus par le cou et les mains, tandis que le sang ruisselait sur leur corps. D’une balle de revolver, le sous-officier donnait le coup de grâce.
– Aussitôt, deux des détenus de droit commun employés au crématoire se précipitaient, détachaient les cadavres dont les membres sursautaient encore, les tiraient en dehors du lieu de supplice et les allongeaient sur une charrette à bras utilisée habituellement pour le transport des cadavres. Pendant ce temps, deux autres Yougoslaves étaient attachés. De nouveau, le sous-officier levait le bras. Les soldats tiraient. Après le coup de grâce, les deux nouveaux assassinés étaient empilés sur leurs deux camarades.
– Lorsque la petite voiture fut chargée de six cadavres, les droit commun s’y attelèrent et la traînèrent jusqu’à la porte du crématoire. Durant le trajet, ils avaient croisé un groupe de six autres Yougoslaves qui se rendaient à leur tour sur les lieux du supplice. Pas un ne broncha devant le lugubre spectacle de leurs compagnons dont le sang ruisselait sur la charrette et coulait en un mince filet sur la route. Pendant ce temps, le peloton rechargeait ses armes.
– A cette cadence, il est long de fusiller une soixantaine d’hommes ; d’autant plus qu’il fallait souvent nettoyer l’emplacement devant la plaque blindée. Le sable se gorgeait de sang et formait une boue que les hommes du crématoire enlevaient à la pelle avant d’en répandre du sec.
– Le chef de block avait eu le temps de nous distribuer la soupe. Nous l’avions trouvée bonne. Une soupe bien épaisse de son et d’épinards. Le spectacle qui se déroulait devant nos yeux ne nous empêcha pas de la savourer.
– La fusillade dura plus d’une heure. Le chef de block nous laissait dans la cour. Il tenait à nous faire saluer le peloton d’exécution. Nous étions au garde-à-vous, la tête découverte ; lorsque les soldats défilèrent dans le chemin, ils n’avaient pas l’air particulièrement fiers ; ce devait être lassant d’assassiner tant d’hommes qui ne pouvaient se défendre. Mais les officiers qui suivirent quelques instants plus tard et qu’il nous fallait attendre, toujours au garde-à-vous et découverts, nos crânes tondus en plein soleil, semblaient tout à fait à leur aise. Ils devisaient en souriant avec les deux hommes de la Gestapo qui avaient assisté à l’exécution et qui fumaient d’énormes cigares.
– La cérémonie terminée, le chef de block nous permit de rentrer. Nous avions en principe le droit de nous coucher tout l’après-midi. Nous nous allongions donc sur le plancher, la tête sur nos gamelles en guise d’oreiller. Nous nous allongions parce que nous avions vite admis qu’il fallait utiliser au maximum le moindre repos, ne serait-ce qu’un
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