Les amants de Brignais
remords ?
– Comment voudrais-tu que j’en aie, s’agissant de ta sauvegarde.
Tandis qu’il la réconfortait, serrée contre lui pour apaiser des frissons dus à la froidure autant qu’à l’angoisse, il maudissait la chape de pluie 65 qu’Héliot avait jetée dans la chambre au lieu du manteau demandé.
***
Un matin, une idée traversa son esprit : ce n’était point à son père qu’il eût dû demander mille écus ; c’était à Jean le Bon.
« Non », se dit-il ensuite, les yeux clos pour résister à l’envie de se lever. « Tiercelet se serait refusé à cheminer vers Paris persuadé, à juste raison, de l’inutilité de ce voyage… Et le roi, s’il avait pu l’atteindre ? Outre sa déception de ne point savoir son gendre parmi les routiers de Brignais, il aurait refusé de traiter, même de loin, avec des hommes qui l’ont humilié, rançonné, à son retour d’Angleterre 66 . Le brèche-dent m’eût ri au nez si je lui avais demandé de solliciter en mon et place une audience. »
Et lui, Castelreng, s’il réapparaissait à la Cour ?
« Personne ne croira au moindre de mes dires. »
Même s’il avait pu maintenant gagner Lyon afin d’éclairer Bourbon, Tancarville et leurs capitaines sur les positions et le nombre des Tard-Venus assemblés à Briguais, aucun de ces grands seigneurs, sans doute n’eût accordé le plus maigre intérêt à ses recommandations. Et qui sait si, soupçonné de compérage avec les malandrins, on ne l’eût tourmenté jusqu’à son dernier souffle.
– Oublie tout… sauf moi, murmura Oriabel.
– Je pense à toi et n’oublie rien… J’enrage de pouvoir observer ces démons tout en demeurant incapable de leur nuire.
Plus les jours passaient, plus il entrait de la vergogne dans cette nullité forcée. En l’employant pour une haute quête, Jean le Bon avait fait un mauvais choix.
– Jamais je n’oserai, à l’avenir, me présenter devant lui.
– Devant qui ?
– Devant le roi.
– Tu le connais !
Il y avait moins de merveillement que de surprise dans l’exclamation d’Oriabel, soudain à demi dressée sur un coude.
– Je l’ai servi jusque-là de mon mieux.
Il s’en étonnait, d’ailleurs, car cet homme, jamais, ne l’avait subjugué. Servir la Couronne était son credo, son mystère. Mais servir ce roi qui toujours n’avait été qu’un perdant… Ce monarque sentait trop le parvenu pour être digne d’estime. Comme son père, il s’était inséré dans une continuité qui n’était pas sienne.
Comme son père, il avait bâti sa gloire – pour autant qu’il croyait en avoir – sur des charniers.
Or, un nouveau charnier se préparait si l’armée des Justes obéissait à des chevaliers imbus de leur personne et gavés des principes qui, toujours, avaient conduit les lis de France à la défaite.
Tristan soupira. Regardant le ciel prisonnier d’une archère, il songea que Dieu devait trouver ses craintes irrecevables. Les maréchaux de France en eussent fait autant s’il avait pu les exprimer devant eux, lors d’un de leurs innombrables et stériles conseils.
***
Un soir, cédant au découragement, Tristan joignit ses mains à plat, geste qu’il n’avait plus accompli depuis son passage à Vézelay. Des mots fanés et fervents glissèrent de sa bouche :
– Quid quid tibi exposco, hoc mihi impertibis…
– Que dis-tu ? s’étonna Oriabel, occupée à passer sa chape de pluie.
– C’est du latin. Quand le Saint-Père s’adresse à Dieu, il prononce ces mots-là… C’est du moins ce qu’on m’a raconté.
– Cela veut dire quoi ?
– Ce que je te demande, Tu me l’accorderas.
Oriabel se dégagea doucement d’une étreinte dont la force l’avait ébahie. Elle sourit :
– Holà ! messire, il n’y a pas que le Pape qui puisse dire cela… Dans ta bouche, j’ai cru que c’était une plainte… Suis-je accusée de te priver ?
Elle ne le privait de rien. Elle s’enhardissait et se prodiguait, au contraire. Pensif, les paupières battantes, il contempla son nez, son cou de lait, et bien que sa pelisse l’enveloppât fort mal, la forme de ses seins sous le tissu sévère ; tous ces trésors d’un culte qu’il célé brait nuit et jour, sans jamais se lasser du moindre de ses rites. Si saint Michel en personne était entré main tenant dans leur geôle pour lui signifier : « Lâche cette femme et quitte ce donjon. Rien ne viendra
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