Les amants de Brignais
précaution qu’il prît à la dissimuler sous un sourire, la fureur imprégnait ses traits. Ses gestes, pour avares qu’ils fussent – car son bassinet le gênait à la hanche – révélaient une nervosité qui n’emporta ni la curiosité de Tristan ni son respect des coutumes : il ne répondit au salut turbulent que par une faible inclinaison de la tête.
– J’étais absent. Héliot vous l’a-t-il dit ?… Je viens prendre de vos nouvelles.
Contrairement à ce qu’il avait auguré, sans doute, Tristan ne lui demanda rien : ni le jour qu’on était ni d’où il venait et quelles « prouesses » il avait accomplies. Il avait décidé de verrouiller son insolence tout aussi fermement qu’Oriabel, chaque soir, condamnait cette porte contre laquelle Bagerant s’adossait comme pour en interdire le passage.
– Comment vont les amours ?
– Bien.
– Il te contente, Oriabel ?
Elle eût pu lui répondre : « En quoi cela vous concerne-t-il ? » Elle choisit le ton boudeur que le routier venait d’employer :
– Il m’offre plus encore que vous ne le pensez.
– Bien ! Bien !… Vous ne trouvez céans que solitude, égards, bienveillances renouvelées…
– Ne prétends pas que cela se paye aussi ! Tiercelet se verrait contraint d’accomplir une nouvelle chevauchée.
– Je pense qu’il tarde… Est-ce ton avis ?
– Je n’en ai aucun.
– Si je savais par où il passe, je serais allé à sa rencontre.
– Pour t’emparer de la fortune et revenir céans, faussement consterné. Tu prétendrais que tu n’as pas vu le brèche-dent et qu’il a sûrement été occis par quelques malandrins.
– Hé ! Hé !… C’est bien pensé… Tu pourrais être des nôtres si tu savais employer ta malice !
Bagerant marcha jusqu’à la table et s’assit sur un coin, d’une fesse. Il fit aller et venir sa jambe pendante. Un fer de son pédieux dextre avait été arraché ; l’une de ses grèves portait des taches de boue et sa genouillère quelques criblures de sang.
– Savez-vous quel jour nous sommes ?
– Non, dit froidement Tristan.
Au début, il avait essayé de compter, Oriabel également. Toutefois, ils aggravaient ainsi leur anxiété au sujet, précisément, du brèche-dent. Ils avaient renoncé. Cela ne les empêchait pas d’imaginer des campagnes, des cités et de des chemins fastidieux.
– Dimanche 27 mars.
Ah ?
Un instant, ils demeurèrent tous trois immobiles, silencieux, plongés dans une espèce d’incertitude d’où Tristan préféra s’extirper le premier.
– Dimanche !… Venais-tu nous chercher pour nous conduire à vêpres, bien qu’il soit, je présume, un peu tôt ?
Cette pointe, réprouvée d’une lippe d’Oriabel, fut sans effet sur le routier :
– Non… Je suis venu en ami… En cher ami, si tu préfères… N’est-ce pas, chère damoiselle ?
Tout en l’exécrant, Tristan fut contraint d’admirer cet homme. Qu’il fut ou non en armure, il ne cessait de lui donner une forte impression de maîtrise, de souveraineté, avec ce visage net où l’aigreur des sourires, l’agressive densité des regards ne se tempéraient jamais d’une expression avenante ; et ces mains sèches, uniquement faites, semblait-il, pour saisir une épée, manier le tournoyant fléau d’armes, et qui parlaient, elles aussi, un langage d’une âpreté telle qu’on ne pouvait les imaginer tâtonnant un corps de femme.
– Point de vêpres, messire chevalier, dit Bagerant cependant que la pâleur du jour prisonnier de la chambre mettait en évidence les profonds sillons de son front. La messe que je t’offrirai sera celle de ton mariage.
Tristan acquiesça, maussade. Dans le flottement de son désarroi et de ses espérances, cette affirmation apportait au moins une certitude : ils seraient, Oriabel et lui, encore ensemble à cette occasion. Et c’était bien la seule évidence à tirer de ces propos proches du commandement.
– Je reviens de Sauges… ou plutôt : des abords de Sauges.
– Ah ? fît Tristan, derechef.
Il eût pu ajouter qu’il se moquait de ce qui se passait dans cette cité dont il méconnaissait l’emplacement et l’importance, mais Bagerant n’eût guère été dupe de ce mensonge.
– Je n’ai pu pénétrer dans Sauges avec mes hommes, puisque le gros Audrehem s’apprêtait à y entrer… D’ailleurs, elle était ceinte par quatre ou cinq mille guerriers honnêtes… Après moult
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