Les amants de Brignais

grommela-t-il en cessant d’observer Salbris.
    – Tout de même, soupira Angilbert, finir ainsi !… Qu’en penses-tu, Nadaillac ? Et vous autres : Martineau, Lambrequin, Taupart, Sabourin, Fauquembois, mes bonnes ouailles ?
    – On pense rien ! grommela Nadaillac. Ferme ta goule, Angilbert !
    – Tu m’ôtes ton respect. C’est que tu as la pétouille !
    « Je vais entrer dans Lyon, songea Tristan. Tiercelet s’en défiait. Nous eussions dû faire un grand détour. »
    Mais ils ne se seraient pas arrêtés dans la taverne d’Eustache ; il n’eût pas connu Oriabel. « Je suis libre de toute dette envers Bagerant ! » La belle affaire en l’occurrence !… Le mailleur de Chambly lui manquait : il était fort aidable et fécond en astuces ; à son côté, l’audace et l’espérance ne se pouvaient relâcher. Pourtant, il n’eût guère été rassuré, l’invincible Tiercelet, s’il avait dû marcher les mains liées à la queue d’un cheval, sous la surveillance d’une vingtaine de guerriers maussades, éprouvés dans leur esprit et dans leur chair par une bataille hideuse.
    « En arrivant à Lyon, je protesterai de mon innocence, même si Salbris essaie de m’en empêcher. Il sait, lui, que le roi m’avait envoyé en mission. S’il a collé son oreille à la porte, il en sait même davantage !… Je demanderai qu’on envoie un message à Jean II et au régent Charles !… C’est mon droit. Je n’ai jamais cessé de penser à ma tâche. On ne peut m’accuser d’y avoir failli ! En fait, Salbris veut ma mort… Je lui faisais de l’ombre, sans doute… Il me faut aussi dénoncer l’Archiprêtre ! »
    Il regarda les hommes d’armes. Bien que défaits, ils prenaient à mesure qu’ils approchaient de Lyon, une allure un peu moins affligée : dominés par les armes, ils s’armaient de fierté ! Tiens, ce jouvencel à la barbute un peu trop large pour sa tête, qui traînait sa guisarme comme pour l’affûter aux pierres du chemin, voilà qu’il la remettait sur l’épaule ! Et ce moustachu qui avait porté son chapel par la mentonnière de cuir, à la saignée du bras, comme on tient un panier au marché. Il s’en recoiffait…
    « Nous autres… (Voilà qu’il s’assimilait à la truandaille !) Nous autres, nous sommes droits… sauf Martineau qui pleure. Nous sommes dignes. Ces truands qui m’entourent obtiennent, dans l’adversité, ce qui leur a manqué toute leur vie : la dignité ! »
    Il se merveillait presque à relever cette évidence. Il en oubliait sa déchéance absolue et le châtiment, peut-être pire que celui des autres, que Guillonnet de Salbris tenterait de requérir contre lui.
    Le jour tombait lentement sur un pays d’eau et de verdure où le ciel, perdant son azur, s’ennuageait d’abondance. Le Rhône fut atteint, livide et grumeleux des pluies tombées plus haut, plus loin, en des lieux où peut-être régnait la paix sinon la quiétude. Sur la rive opposée, des bosquets chevelus se trempaient dans ses eaux.
    – N’espère pas pouvoir le traverser ! ricana Salbris. Comment y parviendrais-tu, d’ailleurs, avec tes mains liées ?… Regarde plutôt à senestre… Il y a des hameaux morts qui parlent, qui hurlent même, plus que lorsqu’ils vivaient.
    Quinze maisons toutes ruinées, noires d’avoir été embrasées. Dans un pré, une trentaine de taupinières, bien alignées, mettaient des boursouflures brunes sur le sinople d’une herbe jeune que les bœufs, les vaches et les brebis ne tondraient plus.
    – Tu vas penser qu’il y a peu de sépultures pour ce hameau. C’est qu’en allant à Brignais, nous n’avons enterré là que des hommes de vingt à soixante ans… Nous n’avons découvert ni femmes ni enfants…
    – Si tu peux croire à ma parole, ils n’étaient pas à Brignais où, arrivé la seconde semaine de mars, je fus voué à la captivité tant que je n’acquitterais pas une rançon… terrible !
    – C’est vrai, dit Angilbert.
    Peut-être était-il sur le point d’ajouter : « Je l’ai marié », mais il s’abstint du moindre commentaire.
    – Messires les truands, me prenez-vous pour un fou ? Castelreng nous a quittés à l’automne dernier… Il est un vil routier tout comme…
    – L’Archiprêtre ?
    Tristan regardait Guillonnet au fond des yeux. Pour cela, il n’était point nécessaire de s’arrêter. Le hutin baissa les paupières et le peu qu’on voyait de son visage