Les amants de Brignais

hanches. Les Lyonnais s’attroupaient. Une fièvre les gagnait, redoutable. Les lumières atténuées de cette journée de deuil donnaient une rougeur malsaine aux visages. Tristan trouva, dans ces figures grimaçantes d’expectative et d’intérêt, la prescience d’un malheur dont il ne se relèverait pas.
    – Je ne puis rien vous dire ! insistait Salbris. J’ai pris un raccourci par la Pierre-Bénite pour amener céans, au plus tôt, les corps de messire Bourbon et de son fils… Courez devant nous, dame !… Il faut un mire afin de leur donner des soins !
    – Je crains qu’ils n’aient trépassé, dit le conducteur de la charrette en jetant un regard à l’intérieur.
    – N’importe… Courez, dame ! Il faut sauver ces preux !… Courez vélocement !
    Le chariot pénétra sous un porche et s’ouvrit une voie dans la foule qui s’écarta bruyamment. Les signes de courroux et de haine que Tristan redoutait se manifestèrent immédiatement. Des cris jaillirent :
    – À mort ! À mort !
    – Abandonnez-nous ces ordures ! On en fera ce qu’il faut !
    –  À quoi bon les juger !… Laissez-nous les justicier !
    Guillonnet de Salbris tira son épée mouillée de sang et, tout en menaçant la foule, commanda qu’on protégeât les captifs. Ils furent aussitôt entourés par les hommes d’armes. Des poings se tendirent ; des insultes et des quolibets rebondirent de bouche en bouche :
    – Vautours !
    – Chiens galeux !
    – Fils de putes !
    – Un clerc qui doit avoir des burettes pas plus épaisses que des lentilles !
    Le chariot s’arrêta, pris d’assaut par des manants résolus à contempler les deux martyrs du Devoir peut-être funèbrement enlacés. D’une fenêtre en encorbellement, une jeune fille lança le contenu d’un pot qui se répandit sur Angilbert dont le cheval éclaboussé hennit et trépigna.
    – Du pissement de jouvencelle ! gémit le moine. Si je n’avais les mains liées ainsi, je coifferais ma cuculle !
    – Devant, le Père et le Fils, gloussa Nadaillac. C’est sûrement le Saint-Esprit qui a chu ou chié sur ta tonsure !
    On avançait lentement car un tas de fumier (336) obstruait la rue. Il fallut s’y enfoncer jusqu’aux chevilles. Angilbert le Brugeois grommela :
    – Cheval compris, je suis tel Job dans la misère. Hein, messire Salbris ?
    – Ferme ta goule, moine, ou gare à mon épée !
    Une fillette tira la langue à Tristan et sa mère lui montra son poing gros et rouge : un poing de lavandière accoutumée à lever le battoir. Et plus ils pénétraient dans la cité, plus la foule devenait épaisse. Ceux et celles qui caquetaient avant le passage des prisonniers ne changeaient rien à leurs parlures, mais ceux qui ne disaient mot aboyaient autant que des veautres lancés sur les traces d’un cerf ou d’un sanglier.
    – Donnez-les-nous !
    – C’est à nous de sévir !… Des couteaux et des serpes !
    – Une épée ! Une épée !… Occisons ces marauds !
    Tristan admira ses compagnons. Plutôt que de courber craintivement le dos, ils se redressaient : malgré leur male chance, ils se sentaient vainqueurs, et cette assurance-là suffisait à les conforter dans leur allure. À d’autres l’humiliation d’avoir perdu la bataille !
    Il devait maintenant dominer sa fatigue et résister au poids de son armure. À l’entour, la rancune et la haine commençaient à s’exprimer par des crachats et des volées de bâton. Derrière son liard qui parfois hennissait sous un coup immérité, il regretta la perte de son bassinet quand une pierre heurta son front.
    – Qu’on l’essorille et le brûle ! s’écria un homme à tablier de forgeron.
    Et il brandit un marteau avec lequel il eût pu occire un bœuf.
    – C’est le chef ! hurla une femme. C’est leur chef !
    Lui, Tristan, un chef de route ? Cette foule, après tout, il pouvait la défier mêmement qu’Angilbert, Nadaillac et les autres. Elle ignorerait toujours, sans doute, comment les droituriers de Lyon avaient, par négligence et sottise, concouru à leur déconfiture. « Maudits soient tous ces Grands qui ne comprennent rien à la guerre et font parade de leur nullité en toute circonstance ! » Plutôt que d’affirmer son innocence à tous ces forcenés qui n’y eussent pas cru, l’envie lui vint de répondre aux crachats qu’il recevait par l’affectation d’un mépris grandissime. Sans que cela lui fût désagréable, il