Les amants de Brignais
autour de lui, et si l’occasion en valait la peine, interroger Bagerant, sachant à l’avance que la réponse qu’ . il recevrait, serait claire, utile, édifiante ;
– N’avez-vous aucuns chiens pour garder vos troupeaux ?
Les chiens ? On les a jetés au feu pour galer (2) 02 . Les chats ?… Tu sais qu’ils portent malheur, surtout quand ils sont noirs !… On les a cousus dans un sac et jetés parmi les chiens… Et pour faire bonne mesure, ce jour-là, on a jeté sur le bûcher un arbalétrier qui s’était permis de violer une des femmes de Thillebort !
Travaillé en parties égales par deux espérances celle de pouvoir fuir avec Oriabel et celle d’atteindre au plus tôt son pays natal pour s’y placer au service d’un seigneur irréprochable, Tristan se rendit soudain compte que Tiercelet faisait son éloge et que Bagerant abondait dans le sens du brèche-dent. Il eût pu s’en trouver heureux ; il en conçut de la gêne. Voilà ce qu’il avait un moment redouté en s’asseyant près de Bagerant : que toute cette tablée crapuleuse éprouvât pour lui de l’intérêt sinon de la considération, il ne pouvait crier : « Jamais je ne serai des vôtres ! » et de s’en abstenir lui labourait le cœur. Oriabel serra sa main dans la sienne. Aussitôt, il s’apaisa.
– Quelle confiance as-tu en moi, m’amie ! Et portant tu ne me connais pas… Il est vrai que je ne sais rien de toi, hormis que tu es belle…
– Vous êtes bon, messire, et me l’avez prouvé.
L’était-il vraiment ? Pouvait-on être bon quand on tranchait de l’homme ? La bonté – s’il en possédait – pouvait-elle être une qualité en ces années de méfaits et d’abusions de toutes sortes ? Et n’était-il pas vain qu’il s’interrogeât ainsi sur cette inconnue et sur lui-même alors que la mort pouvait immédiatement les saisir, pour peu qu’ils déplussent, par un acte ou un mot, à l’un de ces malandrins ?
– Je ne te sens guère à l’aise, releva Bagerant, soudain. Notre société te répugne-t-elle… terriblement ? À moins que ce ne soit moi !
– Dois-je te l’avouer ? Tu me parais moins noir, moins cruel que certains de tes amis, murmura Tristan tout en défiant le regard qui voulait pénétrer le sien. Je crois que dans le mal, tu dois parfois t’efforcer de surpasser tes compères pour te prouver, avant que de leur prouver, que tu es bien de leur espèce ! Tu pouvais nous châtier dans l’auberge d’Eustache. Certes, il y a la rançon d’Oriabel !… Elle n’est pas la raison de ta mansuétude.
Bagerant haussa une de ses épaulières où subsistait la trace d’un coup qui eût pu le rendre manchot si le fer n’avait été de qualité.
– Je ne saurais te dire le pourquoi d’une bienveillance qui me trouble autant que toi… Une sorte de merveillement, sans doute : cette fille qui se défend du viol comme une lionne, contrairement à la plupart de celles que j’ai approchées… sauf les mères acharnées à protéger leurs pucelles… Et toi, prompt, hautain, prêt à trépasser pour le sauvement d’une inconnue avec laquelle tu n’avais même pas forniqué !… Oui, vous m’avez ébahi l’un et l’autre et j’ai pensé, je crois : « Le beau couple ! »… Que te dire d’autre sinon que je ne sais pas ce que je ferais de vous si vous deviez recommencer.
– Si la querelle avait lieu céans ?… Eh bien, je vais te le dire : tu livrerais Oriabel à cette racaille qui se tient là, devers nous, après, sans doute, en avoir abusé… Tu me ferais périr dans des tourments affreux !
– Tu n’en sais rien. Je n’en sais rien… Mais il se peut que tu aies raison : nous vivons tous en amis, mais surtout en hommes d’armes ; adonques, pour être dignes les uns des autres et maintenir la hiérarchie nous sommes voués à montrer une émulation dont tu peux être atteint un jour.
– Dieu m’en préserve !… Chacun de vous, pour ne pas déchoir de son rang, s’emploie à faire mieux, dans l’abjection, que ses compères.
– Ta formule est parfaite. C’est comme aux enchères, sauf que « Qui dit mieux ? » devient « Qui fait pire ? » C’est en enchérissant qu’on se fait respecter.
Bagerant s’était exprimé lentement, et Tristan cru l’avoir percé d’une façon définitive : cet homme-là une fois engagé dans la truanderie, n’avait jamais rien tenté pour sauver son âme. Sa nature foncièrement
Weitere Kostenlose Bücher