Les amants de Brignais
fort peu de temps à te connaître, et tu le sais : si je ne puis te tenir en estime, je te respecte !
Encore des rires, mais cette fois moins bruyants, et teintés, eût-on dit, de vergogne. D’un geste plein de négligence, Tristan montra Thillebort du doigt :
– Mais toi qui n’as qu’un œil et dont j’ai su les appertises (1) 95 face à des femmes sans défense, je doute que tu sois…
– Tudieu ! interrompit le borgne en se dressant.
De rage, il écumait ; il vida son hanap si brusquement que le vin lui sortit des narines, d’où un éternuement dont Tristan s’ébaudit :
– On dirait que tu as des cailloux dans la gorge !
Thillebort voulut tirer son épée. Le Bourg de Breteuil lui saisit le poignet et repoussa dans le fourreau la lame sortie d’un tiers.
– Toi, le Petit-Meschin, il va de soi que si tu éprouves du remords, il est aussi menu que ta personne, toute valeureuse qu’elle soit !
Il y eut des sifflets et des rires, et Tristan s’aperçut que seul Thillebort s’embourbait dans son courroux. Bagerant, satisfait du tour que prenait l’algarade, revint à son banc, prit délicatement l’écuelle pleine de lentilles et de lardons qu’Héliot venait de déposer à sa place, et l’offrit à Oriabel qui le remercia d’un sourire mince, mais avenant.
– Compères, dit-il, tourné vers la tablée que son obligeance envers une femme – presque une captive – ébahissait ; compères !… Vous voyez tous que Castelreng n’est pas un trigaud 52 . Il est de notre trempe. Que Dieu le garde !… Pas vrai, frère Angilbert ?
– Dieu le garde ! S’il est aussi hardi, les armes à la main, que les mots à la bouche… il sera digne de vous !
– Permettez que j’en finisse, mon Père… Je tiens à dire à cette assemblée que si je suis capable d’éprouver du remords, je n’en ai jamais eu à occire du Goddon, à Poitiers, où j’ai failli trépasser.
– Est-ce pour moi, pour Creswey, Daalin et les autres Anglais qui sont sur cette motte que tu parles ainsi ?
– J’ai pris soin, messire, de vous parler avec franchise, afin qu’il n’y ait aucune ombre entre nous.
Il avait tenu à ce que sa voix fut enjouée. Y était-il parvenu ? Pour le savoir, il se tourna vers Tiercelet mais le brèche-dent s’appliquait à broyer des lardons entre ses mâchelières.
– Je n’ai jamais – ah ! Non, jamais – rencontra un gars comme toi, dit Bagerant doucement. Quel sang bouillant tu fais !… Je ne sais plus si je t’apprécie ou si je te déteste !
– L’avenir, dit soudain Tiercelet, te permettra de faire un choix !… Allons, Tristan, avale ta pitance !
Il fallait manger, en effet, pour maintenir en soi vigueur et vigilance : plus qu’ailleurs, à Brignais, on devait respecter la force et la défiance et dédaigner ou malmener les hommes de faint (1) 96 courage. Bien qu’il n’eût guère d’appétit, Tristan ne laissa rien au fond de son écuelle.
Héliot apporta une chaudronnée de fèves noires et de tranches de bœuf. Oriabel, faussement repue, refusa qu’il la servît. Tristan, sollicité, se tapota le ventre et dit qu’il était plein. Tiercelet accepta leurs parts et les consomma, simulant une voracité qui n’était point dans sa nature.
– Quel plaisir d’avoir des amis qui partagent ! s’écria Garcie du Châtel. Prêteras-tu bientôt ta femme au brèche-dent ?
Tristan sentit le genou d’Oriabel toucher le sien. C’était une invite à éluder tout esclandre. Il vida son hanap et ne répondit pas, mais la peur ne cessait d’altérer son courage. « Seigneur ! Seigneur ! Quand pour rons -nous abandonner cette maison, cette boce 53 et tous ceux qui y vivent ? » Les regards de tous ces hommes ords (1) 97 , puants, délaissaient parfois sa personne pour se porter sur sa fiancée. Il feignait la quiétude mais flambait sous sa peau : pourvu qu’il ne fût pas amené à tirer l’épée !… Parfois, penché, Tiercelet lui adressait un clin d’œil. Bagerant, qui semblait maintenant ignorer sa présence, parolait avec l’un ou l’autre de ses compères et les informait de ce qu’il avait vu et appris lors de sa chevauchée. Pour lui, il ne faisait aucun doute que Brignais serait assailli par l’armée royale : Tancarville concentrait des troupes à Autun.
Angilbert de Bruges avait disparu.
– Tu as quitté la souille de maître Eustache, dit Tristan à l’oreille d’Oriabel, et te voilà
Weitere Kostenlose Bücher