Les amants de Brignais
Thillebort, cependant que Tristan demandait :
– N’es-tu point lasse, Oriabel ?
Il enferma entre ses doigts une main fiévreuse et tremblante, geste si peu fréquent, ici, où l’empoignade prévalait, qu’il sentit une fois de plus l’intérêt des malandrins s’accrocher à leurs personnes – davantage sur Oriabel que sur lui.
– Il serait temps, dit-il à Bagerant, que nous quittions nos amis.
– Vous vous demandez où vous allez coucher…
Deux « Ah ! Ah ! » entrèrent dans l’oreille de Tristan comme des fers de sagettes. Il s’apprêtait à répondre au routier quand Oriabel le fit pour lui.
– Pas dans cette demeure, dit-elle fermement.
Et pourquoi, damoiselle ?
– Elle sent… la mort.
Les exhalaisons des viandes et des légumes, la senteur des boissons répandues sur la table et surtout les sueurs de ces hommes sales, plus ou moins ivres, composaient une mitte presque insoutenable. Bageran rit ; sa gaieté paraissait sincère :
– Elle est aussi franche que toi, Castelreng !
Tristan sourit, bien qu’il fut lui aussi accablé par tout ce qui l’entourait, le palpable et l’impalpable, le visible et l’invisible : ces désirs de guerriers à l’affût contenus de moins en moins dans ces têtes sauvages et ces entrailles toujours insatisfaites. Côtoyer Bagerant, lui devenait pénible.
– Soit !… Puisque vous refusez une chambre en ces lieux, je n’ai que l’écurie à vous offrir… Héliot !
L’écuyer se tenait de l’autre côté de la table, près de Thillebort. Il accourut.
– Combien y a-t-il d’écoutes (2) 05 à l’écurie ?
– Trois comme de coutume, Naudon.
– C’est trop pour cette nuit. Un seul suffira. Qu’il reste sur le seuil.
– Mais il y a aussi…
– Peu me chaut !… L’écurie, c’est mon domaine tu le sais. Nos deux amis coucheront sur la paille… Tiens, tu prêtes l’oreille à ce que je lui dis !
Tiercelet secoua sa grosse tête puis regarda Héliot comme il eût regardé une bouse ou un crottin :
– Toi, je te connais bien… Sache que lorsque j’aurai vidé ce hanap, j’irai veiller sur eux… de sur le seuil.
– Mais, protesta l’écuyer, il y a là-bas… des choses à ne pas voir !
– Ils vont vivre en notre compagnie, de quelque façon qu’on prenne ce mot, trancha Bagerant. À présent ou demain, il faut qu’ils s’accoutument !
Tristan se leva, Oriabel en fit autant. Ils saluèrent et ne suscitèrent que des grognements.
– C’est maintenant qu’ils vont médire de nous, chuchota la pucelle.
** *
La nuit puait aussi : viandes rôties, vins aigres, immondices. Des cris montaient de toutes parts : chants, ovations, disputes ; plaintes aussi, sans que l’on pût savoir qui souffrait et pourquoi. On entendait hennir et saboter non seulement dans l’écurie, mais derrière le mur d’enceinte.
– C’est là, dit Héliot en s’arrêtant devant l’entrée béante du bâtiment couvert mi-partie d’essentes et de chaume. Attendez-moi que je renvoie les gardes.
Il entra. Il y eut aussitôt des bruits de voix, des gémissements, puis des heurts assourdis comme des coups sur un corps. Quelque chose grinça – sans doute une poulie.
– J’ai peur, dit Oriabel, malgré votre présence… Peur de tout, à commencer par cet Héliot.
Tristan toucha de sa bouche un front pâle que fraîchissait un vent moins dru qu’à leur arrivée… Nuit de sang et d’incertitude. De sang, oui : cette tête quasiment vivante par son horreur sur la pointe d’un vouge… S’ils s’étaient trouvés ailleurs qu’à Brignais, il eût porté Oriabel dans ses bras jusqu’au seuil de leur chambre dont il eût repoussé l’huis d’un coup de pied.
« Enfin, se fut-il dit, je l’ai pour moi tout seul. » Il n’éprou vait aucun émoi sur ces hauteurs jonchées de brasier aux flammes moins ardentes.
Héliot réapparut, précédant deux hommes assez courts, robustes, aux têtes mafflues coiffées d’un chaperon. Des tourmenteurs. Ils passèrent, hautains, et l’un d’eux recommanda :
– Surtout qu’ils aillent à dextre et non pas à l’envers… Faut pas leur couper l’appétit !
– Par là, dit l’écuyer. Il vous est interdit d’aller voir à senestre… et il vous en coûterait de désobéir !
Tristan n’osa lui demander ce qu’ils trouveraient s’ils enfreignaient ce qu’il pouvait appeler, dans la plus parfaite acception du terme, une mise
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