Les amants de Brignais
présentement dans un gîte plus affreux où l’on boit dans des hanaps d’or, comme le tien, ou d’argent, comme le mien, et où l’on mange dans des écuelles si belles que c’est un crime d’y mettre ces aliments.
– Je préférerais qu’elles soient en étain et que nous soyons loin, bien loin…
– Je sais… As-tu sommeil ?
– Point trop.
Tristan étouffa un bâillement. Ce n’était pas tant le caractère singulier de cette masure convertie en taverne et l’accueil froid, bien qu’intéressé, qu’ils y avaient reçu qui amollissaient sa personne et ses gestes, c’était l’effet de contraste entre le fourmillement, le vacarme et le flamboiement du dehors et la quiétude enfermée sous ces voûtes boisées, illuminées profusément pour une ripaille obscène. Quelles étaient ces femmes affolées dont certaines n’étaient encore que des enfants ? Des ribaudes ou des captives ?
– Ainsi, tu crois qu’ils vont nous assaillir demanda Jean Aymery à Bagerant.
– Je ne crois pas : j’en suis acertené. Lyon est plein d’hommes d’armes !
– Nous les vaincrons, Naudon. Rien ne nous résiste : Charlieu, Marcigny-les-Nouains sont tombés dans nos mains comme des fruits pourris… Tout ce qui vit, des bords de la Saône et du Rhône jusqu’aux bords de la Loire et de l’Allier nous appartient. Le roi Jean a beau dire et beau faire : nous lui sommes supérieurs (1) 98 ! … Un jour nous régnerons sur le pays de France !
– Il nous faudra un roi, dit le Petit-Meschin en se grattant le front comme s’il y sentait le poids d’une couronne. Que sais-tu de Tancarville ?
– Les hommes d’armes placés sous son commandement devaient être à Autun le jour des Brandons (1) 99 , adonques, dimanche. À Lyon, Jacques de Bourbon rassemble la chevalerie et l’écuyerie d’Auvergne et celles du Limousin, de la Provence, de la Savoie, du Dauphiné de Vienne… Bourbon a son fils près de lui ainsi que le comte de Forez… Il dit qu’il va leur montrer comment on écrase des malandrins !
Il y eut des rires, des grognements, un rot, même, autour de la table, Aymery insista :
– Tancarville est plus inquiétant que Bourbon. Que sais-tu de lui encore ?
– Il conduira la noblesse de Bourgogne, Champagne, Sénonais, Auxerrois, Nivernais… et grand’foison de guerriers… comme d’ailleurs Bourbon.
– Nous avons vu ces armées lors des retraites de ces dernières semaines, dont je ne suis pas marri qu’elles nous aient conduits en ces lieux… Mais c’en est fini des reculs : nous sommes à Brignais et y demeurerons !
– Je l’espère !
– Comment veux-tu, Naudon, qu’il en aille autrement ? s’étonna Bertuchin, courroucé. Les chevaliers, les écuyers auront à cœur, comme toujours, de se prouver leur vaillance. Leurs soudoyers seront moins fiers.
– Ils se débanderont, affirma un homme qui, bras croisés, avait écouté, immobile, sur le seuil.
– Ah ! Béraut de Bartan ! s’exclama Aymery. Tout va bien sur notre Mont-Rond ?
– Nos gars y sont de belle humeur et prêts à tout… quoique certains demandent quand on va s’abutiner 54 .
L’homme prit un banc qu’il posa auprès de Jean Daalain. Il se saisit d’un pichet qu’il vida d’un trait. Tandis qu’il s’essuyait la bouche d’un revers de main, son regard tomba sur Oriabel :
– Qui c’est ?
– Ma fiancée, dit Tristan.
– Qui es-tu ?
– Castelreng.
– Je te salue et t’envie, damné compère.
Aymery, de sa cuiller, martela son écuelle :
– Silence !… Silence !… Continue, Bagerant.
– Je continue pour vous dire que l’Archiprêtre est avec Bourbon.
Cette nouvelle fit son effet. Thillebort leva ses poings noirs de poils :
– Il nous trahit !
« Qui sait ? songea Tristan. Il va toujours du côté de son intérêt. Il peut demain forfaire à l’honneur une fois encore. Le roi est un sot de lui accorder sa confiance… Cet homme me hait : il sait qu’à Poitiers j’ai vu sa couardise et surtout sa déffaute (2) 00 . Il a feint de se battre et il a disparu. »
Il ne bougeait plus, cessant même de mâcher un morceau de pain assez tendre et surveillant ses convives repus de tout. Il se sentait soudain fortifié, apaisé d’être ce qu’il était face à ces malfaiteurs. Bien qu’ils fussent jeunes encore, tous avaient des traits rongés, fripés. Sans doute, pressentant qu’ils ne disposaient que de peu de temps pour
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