Les Amants De Venise
lendemain matin du jour où Roland Candiano, après la mort
terrible du cardinal Bembo, rentra à Venise, ce matin-là, vers huit
heures, le chef de police Guido Gennaro recevait dans son cabinet
les rapports de ses principaux agents secrets. Il était assis près
d’un bon feu et enveloppé dans une robe de chambre.
Guido Gennaro faisait consciencieusement son métier. Tous les
matins, il travaillait ainsi, concentrait chez lui les nouvelles de
toute nature, faisait des unes son profit personnel et employait
les autres à l’exécution de son métier qui était ostensiblement de
protéger la vie et la fortune des citoyens de Venise.
Ce matin-là, 27 janvier, il paraissait d’assez mauvaise humeur,
et posait à tous ses agents une question qui demeurait toujours
sans réponse. Alors, d’un geste bref, il renvoyait l’agent et
criait :
« Ensuite ! »
En effet, les espions du chef de police, au nombre d’une
vingtaine, attendaient dans une vaste antichambre, les uns assis
sur des banquettes, les autres debout causant entre eux par
groupes.
Deux ou trois valets de Guido Gennaro, eux-mêmes espions de ces
espions, allaient et venaient constamment dans cette antichambre,
recueillant un mot, un geste, un clignement d’yeux pour ensuite
aller raconter à leur maître ce qu’ils avaient surpris. Et cela
formait un deuxième rapport, que Gennaro appelait son petit
lever.
Le rapport officiel des agents, c’était son grand lever.
Chacun d’eux, en entrant, refermait soigneusement la porte.
Puis, son rapport achevé, il s’en allait, la laissant ouverte pour
que le suivant, au cri de « Ensuite ! » la refermât
à son tour. Cela se faisait régulièrement, cela fonctionnait comme
une machine.
Au moment où nous pénétrons dans le cabinet de Gennaro,
celui-ci, le coude appuyé sur sa table, les yeux rêveurs fixés sur
la fenêtre, écoutait l’un de ses agents.
« Excellence, le bijoutier Molina qui demeure sur le Rialto
a été dévalisé cette nuit. Les voleurs sont entrés par la petite
allée, ont démoli une porte et fait main basse sur quantité de
bijoux. Les archers du guet sont arrivés une demi-heure après
l’affaire, aux cris de Molina et de sa femme.
– Bon, pour les consoler, dites-leur que nous sommes sur la
piste des voleurs et qu’ils seront infailliblement arrêtés cette
année ou une autre. En attendant, qu’il mette une porte plus solide
à son magasin, que diable ! C’est tout ?
– Oui, Excellence. »
Gennaro mâchonna quelques sourdes paroles :
« Vraiment, ces bourgeois n’ont pas le sens commun !
où veut-il que je prenne ses voleurs, ce Molina ?… Et puis, il
était trop riche, cela le soulagera… Dites-moi : personne de
remarquable n’est entré à Venise depuis trois ou quatre
jours ?
– Non, Excellence ; des marchands, des marins, voilà
tout. »
Gennaro étouffa un juron. C’était la troisième fois qu’il posait
cette question et qu’il recevait la même réponse.
Il congédia l’agent qui se retira, et cria :
« Ensuite ! »
Un autre espion entra.
« Quoi de neuf ? demanda Gennaro avec cette brusque
jovialité qu’il affectait vis-à-vis de ses agents.
– Votre Excellence saura que j’ai fait hier une tournée
dans les cabarets du port.
– Et tu t’y es enivré, hein ?
– Oh ! Excellence !…
– Eh bien, qu’as-tu entendu ?
– Des histoires extraordinaires, Excellence.
– Bah !…
– Que le fils de l’ancien doge Candiano est à Venise, qu’il
se prépare à s’emparer du palais ducal, qu’il délivrera le peuple,
qu’il punira la tyrannie de Foscari…
– Tu es sûr ?… Tu devais être ivre…
– Non, Excellence. Et on ne se faisait pas faute de
crier : vive Roland Candiano ! Déjà on l’appelle le Doge
du peuple.
– Bah ! bah ! Sornettes…
– Excellence, je vous assure…
– Assez ! Un bon espion ne doit pas s’enivrer. Retenez
bien cela !… Maintenant, continue ce soir ta tournée, et
n’oublie pas de me dire exactement ce que tu auras entendu.
– Même ce que je crois entendre quand je suis ivre ?
fit l’espion.
– Oui, surtout cela. »
Et Gennaro posa son éternelle question :
« Il n’est entré à Venise personne d’intéressant ?
– Non, Excellence.
– Ensuite ! » cria Gennaro.
L’agent fut aussitôt remplacé par un de ses camarades qui
attendit d’abord que son chef l’autorisât à parler, par une
question.
« Eh
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