Les Amants De Venise
attend… Tu ne comprends pas ?…
– Vous voulez fuir ?
– Oui, ensemble. Écoute : une gondole rapide et légère
stationne depuis huit jours devant le palais. Elle est montée par
trois habiles matelots qui me sont dévoués. Quand tu le voudras,
dès cette nuit, si cela te convient, nous pouvons fuir. J’ai pris
toutes mes précautions… Nous n’aurons pas besoin de nous faire
ouvrir la porte. Je me suis procuré une excellente échelle de
corde. À onze heures, quand le palais est fermé et que tout dort,
nous pouvons descendre facilement sans que personne ait rien
soupçonné. Acceptes-tu de fuir cette nuit ?
– Non, mon père. Jamais !
– Jamais ! répéta Dandolo atterré. Mais tu ne
comprends donc pas ?…
– Mon père, interrompit Léonore en se levant, si vous
croyez devoir fuir pour votre sûreté personnelle, faites-le sans
remords : je vous jure que je me défendrai ici toute seule.
Qu’ai-je à craindre, d’ailleurs ? Qu’Altieri triomphe ou non,
il n’y aura rien de changé dans ma vie…
– Mais moi ! Mais moi que guettent les conjurés !
Moi qui serai frappé par Foscari ou par Altieri !…
– Vous avez raison, mon père… vous devez fuir…
– Sans toi !… Oh !…
– Ne craignez rien pour moi, mon père. Et tenez…
laissez-moi vous parler franchement. Je songeais moi-même à vous
parler de ces choses. Je voulais vous engager à quitter Venise… je
prévoyais que vous me demanderiez de vous accompagner… Mais cela,
mon père, est au-dessus de mes forces. Jamais, jamais je ne me
résoudrai à m’éloigner d’ici… C’est déjà trop que je vive loin
d’Olivolo. Mais vous, au contraire, je crois que vous serez délivré
de bien des pensées lorsque vous serez loin de Venise… »
Elle parlait avec une sorte d’indulgente pitié.
On ne peut dire qu’il y avait du mépris dans sa pensée.
Mais il est certain que, depuis longtemps, Léonore était
entièrement détachée de son père… Cela remontait au jour où elle
avait appris que Roland était vivant.
Elle supportait donc Dandolo près d’elle, s’efforçait même de
lui laisser croire qu’elle avait tout oublié !
Peut-être si un danger eût menacé son père loin de Venise,
peut-être eût-elle consenti à fuir avec lui.
Mais loin de là : Dandolo, en s’éloignant, s’écartait de
tout péril, tandis que le séjour de Venise ne tarderait pas à lui
devenir mortel. En effet, comme l’avait fort bien expliqué Dandolo
lui-même, il était perdu – que Foscari ou Altieri triomphât à la
fin. Rendons en passant cette justice à Dandolo que pas un instant
sa faiblesse naturelle ne lui suggéra d’aller se faire auprès de
Foscari une arme des secrets qui lui avaient été confiés quand il
était entré dans la conjuration.
Il avait attentivement écouté sa fille.
« Jamais je ne consentirai à m’éloigner de toi, dit-il.
– J’espère que vous réfléchirez », dit simplement
Léonore.
Dandolo rentra dans sa chambre tandis que Léonore regagnait la
sienne. Ces deux chambres n’étaient séparées que par un
cabinet.
Avec la pièce où était entré l’Arétin, et qui servait de salon,
avec une autre qui servait de salle à manger, c’était l’appartement
réservé dans le palais Altieri à Dandolo et à sa fille, –
appartement isolé du reste du palais grâce aux multiples
précautions de l’ancien inquisiteur.
Léonore avait complètement renoncé à l’appartement qu’elle avait
occupé jadis.
Depuis la scène violente qui avait eu lieu entre son père et
Altieri, elle vivait confinée dans ce coin d’où elle ne sortait que
deux fois par semaine et où elle n’avait d’autre compagnie que
celle de Dandolo et de deux femmes dont elle se défiait.
Pourquoi avait-elle refusé de suivre son père loin de
Venise ?
Était-ce quelque espoir secret qui la retenait ?
Non… Elle était simplement attachée à Venise par un double
sentiment : d’abord par cette sorte d’affection maladive qu’on
a pour les paysages où l’on a aimé, – même en souffrant.
Et ensuite, sentiment affreux, par la conviction que bientôt
elle aurait cessé de vivre…
Quant à Dandolo, une fois qu’il se fut retiré chez lui, il
songea :
« Non, certes, je ne puis fuir sans elle… je ne le ferai
pas… Et pourtant !… Si les événements se précipitaient… ne
pourrais-je m’éloigner… au moins pour quelques
jours ? »
Chapitre 21 RENCONTRE
Le
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