Les Amants De Venise
d’insupportables pensées.
Depuis quelque temps, Dandolo se flattait de l’espoir que le
souvenir de Roland Candiano s’était évanoui, du moins très affaibli
dans l’esprit de sa fille. Un événement étranger était venu
confirmer en lui cette croyance. Léonore, en effet, depuis son
rétablissement, avait pris l’habitude de sortir deux fois par
semaine, et aux mêmes jours, presque aux mêmes heures.
La première fois qu’elle était sortie du palais, le capitaine
général l’avait suivie de loin, avec la sombre curiosité de savoir
où elle allait, ce qu’elle faisait. Mais à son retour au palais,
comme il voyait Léonore rentrer dans ses appartements sans l’avoir
même remarqué, il se plaça résolument devant elle.
Léonore s’arrêta comme surprise.
« Que voulez-vous ? » demanda-t-elle.
Toute la résolution d’Altieri s’évanouit devant cette glaciale
froideur.
« Vous dire…, balbutia-t-il, qu’il est imprudent… pour
vous, de sortir le soir… je vous donnerai une escorte.
– Je ne sortirai donc plus », dit-elle.
Il eut un geste de rage.
« Au moins, reprit-il, choisissez un autre but de
promenade…
– Ce but me plaît… il n’éveille en moi aucun
remords. »
Altieri se retira, et dès lors cessa de la suivre.
Quant à Dandolo, il accompagnait sa fille toujours ; et
souvent même, c’était lui qui faisait office de gondolier. Ce but
de promenade qui avait fait rêver Altieri, c’était le pont des
Soupirs. Léonore allait jusque-là, à la tombée de la nuit, puis
revenait au palais.
Or, un soir, quelques jours avant la scène que nous venons de
retracer, en arrivant près du pont des Soupirs, la gondole de
Dandolo s’était presque heurtée à une barque.
Dans cette barque, il y avait un homme.
Et cet homme, Dandolo l’avait reconnu !
C’était Roland Candiano !
Il avait parlé à Léonore ! On se rappelle l’avis suprême
que Roland était venu jeter à la fille de Dandolo.
Celui-ci avait aussitôt viré de bord et avait fui vers le palais
Altieri, en proie à un trouble extraordinaire.
Roland Candiano surveillait donc sa fille !
Que pensait-il ? Que voulait-il ?
Il étudia Léonore et la vit très calme en apparence.
En rentrant au palais, il lui demanda :
« Tu l’as reconnu ?
– Oui, mon père !… »
Dandolo n’avait pas insisté ; mais il avait tressailli de
joie à voir sa fille aussi peu émue.
Oui, il était probable qu’elle n’aimait plus Roland, sinon par
une sorte d’affection invétérée.
Le projet qu’il mûrissait depuis le jour où il s’était battu
avec Altieri et où il s’était installé près de sa fille pour la
surveiller, la protéger encore au besoin, ce projet allait donc
pouvoir se réaliser…
Mais ce matin-là, à voir sa fille si contemplative devant le
portrait de Roland, il recommença à douter…
« Ainsi, reprit-il après un long silence, tu tiens à
conserver près de toi ce tableau ?
– Oui, mon père, répondit-elle avec cette brièveté dont
elle avait pris l’habitude depuis qu’elle vivait concentrée en
elle-même.
– Tu ne crains donc pas, continua-t-il, que cette vue ne
t’attriste en réveillant peut-être en toi des souvenirs…
– Quels souvenirs ? »
Et son regard clair et ferme se posait sur Dandolo.
Il y eut un nouveau silence.
Léonore se leva pour se retirer dans sa chambre.
« Écoute-moi, mon enfant », dit alors Dandolo.
Léonore se rassit.
« Sais-tu bien, dit alors Dandolo, que de graves événements
se préparent à Venise… Ces secrets que je dois garder, mais qui
sont parvenus jusqu’à toi, te prouvent qu’une révolution est
imminente…
– Eh bien, mon père ?
– N’as-tu jamais songé que Venise, c’est la ville où nous
avons souffert, où tout nous rappelle des douleurs qu’un mot, un
incident comme celui de ce portrait qui nous est tout à coup
apporté, peut réveiller ?
– J’y ai souvent songé, en effet…
– Sais-tu ce que j’ai fait ? dit-il alors à voix
basse.
– J’attends que vous me le disiez, mon père.
– Eh bien, j’ai fait vendre ce que je possède à Venise.
Oui, le palais Dandolo lui-même n’est plus à nous. Les objets d’art
que nous possédions, je les ai secrètement fait vendre aussi, un à
un… J’ai ainsi réalisé en or notre fortune sans avoir essuyé de
trop grosses pertes… Un homme à moi, fidèle et sûr, a transporté
cet or à Milan et nous y
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