Les Amants De Venise
avec une certaine
stupéfaction. Que lui voulait Candiano ?…
On a vu que le chef de police était l’homme des résolutions
rapides. En un instant, il envisagea tout le parti qu’il pourrait
tirer d’une arrestation : Foscari sauvé.
Venise frappée de terreur par une exécution à grand
spectacle.
Et alors, lui, Gennaro devenait l’homme providentiel et
indispensable. Et il obtenait tout ce qu’il voulait.
Mais, non moins rapidement, et avec la même netteté, la
contrepartie de ce projet lui apparut.
« Monseigneur, dit-il en se levant et prenant une attitude
respectueuse, j’ai renoncé à vous arrêter.
– Je serais curieux de savoir pourquoi ? fit
Roland.
– C’est bien simple : d’abord par reconnaissance.
– Vous m’avez largement payé votre dette de gratitude.
Ainsi, n’en parlons plus.
– Ensuite, continua Gennaro, parce que je crois décidément
que la justice est de votre côté.
– Motif insuffisant, monsieur. Un homme comme vous ne doit
considérer qu’en dernier ressort la justice ou l’injustice de ses
actes. Non, ce n’est pas cela. Et puisque vous manquez de franchise
à mon égard, je vais être franc pour vous.
– J’attends, monseigneur », dit Gennaro avec une
apparente froideur.
En réalité, le chef de police tremblait.
« C’est donc moi, continua Roland, qui suis obligé de vous
apprendre pourquoi vous ne m’arrêtez pas… Écoutez : si vous
m’arrêtez ce matin, Foscari, dans deux heures, vous nomme grand
inquisiteur, ce qui est le rêve de toute votre vie.
– Vous voyez bien, monseigneur, que la justice seule…
– Attendez… Ah ! monsieur le chef de police, je vous
croyais plus patient. Donc, vous m’arrêtez, vous devenez grand
inquisiteur. Et alors, que se passe-t-il ? Le 1 er février prochain je ne suis plus là, moi, puisque vous vous
empressez de me faire exécuter. La bataille est donc circonscrite
entre Foscari et Altieri. Vous savez que toutes les chances sont
pour Altieri. Venise exècre Foscari. Le doge ne peut tenir contre
un coup de force. Il est perdu, Altieri triomphe, et son premier
soin est de jeter dans les puits les créatures du doge déchu, parmi
lesquelles, en première place, le digne Guido Gennaro, grand
inquisiteur. Voilà pourquoi, maître Gennaro, vous ne m’arrêtez pas.
Qu’en dites-vous ?
– Je dis que je me rends, monseigneur.
– Vous auriez dû commencer par là, dit Candiano, et ne pas
tenter de m’arracher votre nomination en essayant de me faire
croire que vous n’aviez pas les qualités essentielles d’un bon chef
de police : c’est-à-dire la ruse impitoyable et la force de
résistance contre les mouvements du cœur.
– Est-il trop tard, monseigneur ? fit Gennaro.
– Vous rendez-vous à discrétion ?
– Oui, Excellence ! dit le chef de police sans
hésiter.
– Vous êtes à moi sans réticence ?
– Sans restriction mentale… Seulement, je supplie Votre
Excellence de se rappeler un jour qu’en somme j’eusse pu être pour
elle un sérieux obstacle.
– Ce qui revient à dire que vous demandez la place de grand
inquisiteur ? »
Gennaro s’inclina.
« Eh bien, mon cher monsieur, dit Roland, j’ai le regret de
vous annoncer que j’ai l’intention de supprimer cette
charge. »
Le chef de police pâlit. C’était un coup dur pour lui :
l’écroulement d’une espérance longuement caressée.
Il y eut un moment de révolte en lui.
Gennaro regarda vers la porte. Roland suivait tous ses
mouvements et notait les fluctuations de sa physionomie.
Au moment où le chef de police allongeait le bras vers un
marteau qui se trouvait sur la table, Roland se leva, alla à la
fenêtre, et dit :
« Maître Gennaro, je veux vous éviter une sottise inutile.
Avant que vous appeliez, venez un peu à cette fenêtre.
– Monseigneur, bégaya Gennaro à la fois furieux et dominé,
croyez bien que…
– Venez toujours ! »
Gennaro obéit.
« Regardez, dit Roland. Que voyez-vous ? »
Gennaro, attentif, examina le quai sur lequel s’ouvrait la
fenêtre de son cabinet. Et comme il gardait le silence…
« De combien d’hommes pouvez-vous disposer pour
m’arrêter ? reprit Roland.
– Si j’appelle, dit Gennaro, dans trois minutes, j’aurai
cent sbires ou archers à ma disposition… mais je ne veux pas
appeler ! »
Il se recula.
« Vous avez raison, dit Roland en laissant retomber le
rideau qu’il avait soulevé. Cette foule insolite de
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