Les Amants De Venise
l’Arétin, très
embarrassé, reprit :
« Ces nouvelles concernent votre illustre père… »
Il s’attendait à une explosion de questions.
Mais Léonore demeura silencieuse.
« J’ai vu le noble Dandolo, cette nuit, reprit l’Arétin… Je
l’ai vu dans mon palais… où il est venu…
involontairement… »
Et comme Léonore continuait à le regarder fixement :
« Je veux dire qu’on l’a porté chez moi…
– Porté ? demanda cette fois Léonore avec un calme qui
déconcerta l’Arétin.
– Porté, je dis bien cela, madame. Et cela, je pense, vous
laisse supposer que votre illustre père était blessé…
– Il m’appelle près de lui, n’est-ce pas ? partons,
monsieur ! » dit Léonore, résolue à accomplir jusqu’au
bout son devoir filial.
Elle se levait, jetait déjà une écharpe sur ses épaules.
« Madame, s’écria l’Arétin, daignez m’écouter. Le noble
Dandolo ne vous appelle pas… il est blessé dangereusement…
mortellement…
– Mon père est mort ! », dit sourdement
Léonore.
L’Arétin apprêtait déjà une dénégation évasive ; mais
l’attitude de Léonore le stupéfia. Elle ne pleurait pas ! La
crise de larmes attendue ne se produisait pas ! Ce genre de
douleur dérouta complètement le scribe. Il lui parut évident que
Léonore ne souffrait pas, qu’elle demeurait indifférente. Et,
abandonnant aussitôt la grimace apitoyée dont il avait cru devoir
orner son visage, il s’écria tout d’une haleine :
« Eh bien, oui, il est mort… On l’a transporté agonisant
dans mon palais où je l’ai recueilli malgré le grave dérangement
que cela me causait, et il n’a eu que le temps de me prier de vous
avertir. Ce que je fais, madame, en vous assurant… »
De la main, Léonore lui demanda le silence.
Cette nouvelle la stupéfiait et l’atterrait.
Lorsque son père lui avait dit adieu, elle avait compris qu’il
allait pour toujours quitter Venise.
Et elle n’en avait éprouvé qu’une faible émotion. Depuis
longtemps, les liens d’affection qui l’unissaient à son père
s’étaient dénoués. Les derniers s’étaient brisés en cette scène
même où Dandolo raconta comment et pourquoi il l’avait livrée à
Altieri.
Mais la mort a l’effrayant privilège d’effacer les haines.
En cet instant, Léonore se rappela seulement que Dandolo était
son père. La chair, en elle, cria…
En outre, elle se vit désormais seule au monde.
Elle n’avait pas d’amis. Elle eut peur…
Et, chose triste, ce fut seulement la pensée de son prochain
suicide qui la rassura.
Qu’avait-elle à craindre, puisqu’elle allait mourir !
Tout était fini pour elle !
Et ce fut avec le même calme qu’elle demanda :
« Vous dites que mon père a été blessé ?
– Oui, signora, d’un maître coup de poignard. Le noble
Dandolo a du être attaqué par quelque bravo. La chose s’est passée
dans la ruelle qui longe le côté gauche de mon palais. Nous avons
entendu des cris. Je me suis aussitôt jeté dehors dans l’intention
de porter secours à celui qui gémissait. Hélas ! Il était trop
tard. Le malandrin avait fait son coup. J’ai trouvé votre illustre
père baigné dans son sang et je n’ai pu que le faire transporter
dans mon palais, où un chirurgien, appelé en toute hâte, m’a
déclaré que le blessé n’en avait plus que pour quelques minutes. Et
c’est bien ce qui est arrivé, hélas ! »
Léonore avait écouté sans un tressaillement ce récit agrémenté
de quelques légers mensonges.
« Je vous remercie, monsieur, dit-elle à la fin, je vous
remercie de tout ce que vous avez fait.
– Mon devoir simplement, dit l’Arétin. Mais ce n’est pas
tout. Le noble Dandolo m’a chargé de veiller à ses funérailles…
– C’est moi que ce soin regarde, dit Léonore.
– Je devrai donc faire transporter ici le corps ? fit
l’Arétin avec empressement.
– C’est à quoi je vais m’employer moi-même, répondit
Léonore. Veuillez, jusqu’à l’endroit où repose mon père, me servir
de cavalier…
– Je suis tout vôtre, madame », dit Pierre en
s’inclinant profondément, frappé de respect et devinant sous le
calme apparent de Léonore quelque terrible orage.
Du palais Altieri au palais Arétin, le chemin était court.
Il se fit silencieusement. Léonore songeait que son père avait
dû être frappé par Altieri ou par l’un de ses hommes.
Son horreur contre lui ne s’en
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