Les Amants De Venise
façade.
« Il fait noir comme dans le four où le diable cuit son
pain, dit le barcarol. C’est une nuit à faire un bon coup.
– Oui, un bon coup, dit Scalabrino.
– Voici la porte. Mais je ne vois pas… »
L’homme n’eut pas le temps d’achever. Scalabrino l’avait saisi à
la gorge ; en un tour de main, il le bâillonna. En même temps
il modula un coup de sifflet. Une dizaine d’ombres surgirent de
l’ombre et entourèrent le groupe formé par Scalabrino et le
barcarol qui se débattait furieusement.
L’homme fut réduit à l’impuissance.
« Vous le lâcherez demain matin », dit Scalabrino.
En parlant ainsi, il s’emparait du manteau et de la toque du
barcarol. Il s’en couvrit aussitôt, et tranquillement, sans plus
s’inquiéter de ce qui se passait derrière lui, revint au quai.
Alors, il entra dans la gondole d’Imperia, s’assit à la place
même où tout à l’heure était assis le barcarol, laissant sa tête
retomber sur ses genoux, il parut s’endormir.
Si Scalabrino ne dormait pas, il rêvait du moins.
Et sa rêverie était effrayante.
*
* *
Lorsque Imperia revint à elle, après cette sorte de crise
nerveuse qui l’avait, pantelante, jetée sur son fauteuil, elle vit
que Roland avait disparu.
« Il cherche Bianca, songea-t-elle. Oui, cherche, cherche,
et tâche d’arriver avant Bembo ! Seulement Bembo connaît la
route, et tu ne la sais pas ! »
Pendant quelques minutes, elle s’enivra de cette joie horrible
de penser que sa fille, à ce moment, succombait sans doute, et que
Roland, le désespoir au cœur, courait Venise comme un insensé.
Mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps aux
bagatelles. Elle se leva, se posta devant son miroir, répara le
désordre de sa toilette et de son visage, puis, vivement, reprit le
chemin des salons où la fête commençait à être sur son déclin.
Alors elle songea que Roland était peut-être resté là, et
qu’elle allait le faire arrêter. Mais elle rejeta aussitôt cette
pensée comme contraire à toute vraisemblance. Et soudain, ce fut
cette question qui se présenta à son esprit :
« Pourquoi, lui ayant fait une telle blessure, ne m’a-t-il
pas tuée ? »
Elle frissonna de terreur :
« Est-il possible qu’il ait eu pitié de moi ? Ou bien
médite-t-il quelque vengeance ?… Mais non, pendant qu’il me
tenait à sa merci, il m’eût tuée… »
Elle entra dans les salons, et vit Sandrigo qui la cherchait.
Elle alla à lui, plus belle peut-être, de toutes ces émotions
accumulées qui, chez elle, provoquaient une surexcitation
nerveuse.
Son amour pour Roland se fondait en une passion sensuelle plus
violente pour Sandrigo.
Celui-ci demeura ébloui. Certes, à ce moment, il avait
complètement oublié Bianca. Et lorsque Imperia, pour expliquer son
absence, lui dit qu’elle venait de voir sa fille, Sandrigo lui
répondit en frémissant :
« Demain, nous parlerons d’elle, chère âme. Vous avez dit
tout à l’heure que, ce soir, nous étions tout l’un à
l’autre. »
Imperia vibra de passion.
Elle vit Sandrigo presque aussi surexcité qu’elle-même et
comprit que cet homme ne faisait que refléter l’intense et farouche
volupté qui se dégageait d’elle.
Comme ils virent qu’on les regardait, ils se reculèrent l’un de
l’autre, avec la crainte étrange, fantastique, de ne pouvoir se
résister davantage et de se ruer dans leur frénésie devant toute
cette foule, dans ces lumières, dans ces musiques.
Peu à peu, cependant, elle parvint à se maîtriser.
Un à un, ses invités prenaient congé d’elle. Elle les recevait
avec ce vague sourire que les hystériques ont dans l’hypnose, ce
sourire en dedans qui découvrait à demi ses dents brillantes et
humides, et soulevait sa gorge irréprochable.
Un peu après deux heures, Sandrigo et Imperia étaient seuls,
accoudés à cette même fenêtre où Roland avait surpris leur
entretien.
Le quai était sombre et désert.
Seul, le fanal bleuâtre d’une gondole amarrée devant le palais
mettait une étoile pâle dans la nuit.
Là-haut, au ciel, des nuages bas couraient, fouettés,
déchiquetés par un vent assez fort. Des frissons passaient. Il
faisait froid et il faisait chaud. Du moins, Imperia éprouvait
cette sensation contradictoire. Sandrigo avait passé son bras
autour de la taille de la courtisane. La volupté l’emportait lui
aussi, et ses yeux ardents appelaient l’amour.
« Oui, balbutia
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