Les Amants De Venise
Imperia, oui, ma chère âme… aimons-nous là,
dans le balancement des flots… Viens…
– Viens », dit Sandrigo en l’enlaçant.
Ce fut ainsi qu’ils s’en allèrent, enlacés, vers la gondole.
Scalabrino les vit venir.
Et lui, dans son attitude, à demi penché en avant, la main
crispée sur le manche du poignard, sous le manteau, d’une
effrayante immobilité, semblait les attirer, les magnétiser de ses
yeux ardents, prunelles fixes, paupières dilatées, visage durci,
pétrifié par la haine comme si lui-même n’eût été qu’une statue
adaptée au décor.
Imperia et Sandrigo, en entrant dans la gondole, ne le virent
pas.
Ils distinguèrent vaguement une ombre debout à l’arrière ;
le barcarol de leur amour était là ; leurs regards ne firent
que l’effleurer, puis s’enlacèrent de nouveau plus étroitement.
Seulement, Imperia, en pénétrant sous la tente, avait
dit :
« Va où tu veux…
– Bon ! » rugit en elle-même la statue de
haine.
Et Scalabrino, détachant les amarres, saisit la rame ;
légère et rapide, la magnifique gondole glissa sur les eaux
endormies.
À ce moment, la lune qui venait de jeter un regard sur ces
choses, disparut derrière les voiles des nuées, comme si elle eût
craint d’assister à quelque effroyable spectacle.
*
* *
À ce moment, aussi, une barque fluette et misérable se détacha
du quai et se mit à glisser dans le sillage de la superbe gondole.
Sur cette barque il y avait une femme.
Elle était seule, et ramait sans bruit, les yeux dardés dans la
nuit, vers la gondole qui emportait Imperia, Sandrigo,
Scalabrino.
*
* *
La courtisane et son amant avaient pris place sous la tente.
Scalabrino, debout à l’arrière, poussait vigoureusement sa rame
et ne perdait pas de vue la tente somptueuse dont les rideaux de
brocart blanc s’étaient refermés sur le couple énamouré.
« Ô ma fille ! » songeait le colosse.
Et tandis que sa pensée sanglotait, tandis que des orages de
tendresse et de haine se déchaînaient dans son cœur, là, à trois
pas de lui, se déchaînait la tempête de passion, dont les râles
montaient jusqu’à lui.
Et dans le sillage de la gondole, invisible, glissa la petite
barque où Juana songeait :
« Ô Sandrigo ! en vain je t’ai aimé. En vain ce
misérable cœur t’aime encore… Bandit d’amour comme tu fus bandit
d’argent, te voilà dans les bras de la courtisane en attendant que
la malheureuse Bianca te soit jetée en proie… Et je t’aime
encore ! »
Et ces quatre pensées éparses formaient un quatuor d’amour, de
passion, de haine et de douleur.
Une heure s’écoula ainsi, une heure au bout de laquelle Sandrigo
revint à lui, et avec son esprit positif, commença à calculer et à
envisager froidement la situation. La gondole se trouvait
maintenant au bout du Grand Canal, non loin du port, c’est-à-dire
non loin du vieux logis où était morte la dogaresse Sylvia, où
avait longtemps habité Juana, où Roland, enfin, avait failli être
pris par Bembo.
« Rentrons au palais, dit alors Sandrigo.
– Encore un instant, ma chère âme, répondit Imperia.
– Il se fait tard…
– Cette heure ne vous enivre donc pas comme moi ?
Qu’importe qu’il soit tard… Notre amour éclaire cette nuit, et le
moment est si harmonieux, d’une si parfaite beauté, que je voudrais
le prolonger jusque dans l’éternité.
– C’est que…
– Dites toute votre pensée.
– Eh bien, je voudrais voir Bianca. »
Le mot était si imprévu, d’une si rare impudence en un tel
moment, qu’Imperia tressaillit. Pendant quelques instants, la mère
se réveilla et se révolta en elle. Une étincelle de cet amour
maternel qu’elle avait étouffé s’aviva. Elle frémit…
Mais presque aussitôt, elle songea à la fuite de Bianca et
qu’elle avait lancé Bembo sur les traces de la jeune fille. Tant
d’événements et de pensées diverses qui s’entrechoquaient dans son
esprit lui donnèrent une étrange lassitude. Son cerveau, surexcité
par la scène de l’apparition de Roland, exaspéré par cette heure de
passion délirante, vacilla, près de sombrer dans la folie.
« Bianca ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire
strident.
– Oui, Bianca ! fit Sandrigo, stupéfait et
inquiet.
– Tenez-vous beaucoup à la voir ?
– N’est-ce pas presque mon droit ?
– Mais la voir à cette heure… il faudrait donc la
réveiller…
– Elle me pardonnera ce
Weitere Kostenlose Bücher