Les Amants De Venise
faisait-elle là ? Quelle pensée l’avait poussée ?
Quel espoir ? pensée imprécise. Espoir incertain. Elle était
venue sans presque avoir conscience de ce qu’elle tenait,
comprenant seulement qu’un drame se préparait et qu’elle était dans
la main de la fatalité.
Juana, en quittant Mestre, en quittant Roland Candiano, en
marchant sur Venise, n’avait eu qu’une idée : sauver Sandrigo
– mais le sauver en l’empêchant de se dresser contre Roland.
Juana, en apprenant de Sandrigo lui-même son amour pour Bianca
et le proche mariage, Juana, en venant au palais d’Imperia, avait
conçu le projet d’entrer secrètement dans le palais, de voir
Bianca, de lui parler, sans se demander ce qui pourrait en
résulter.
On a vu qu’elle n’avait pas tardé à apercevoir Scalabrino.
Elle savait, d’autre part, que Sandrigo était dans le
palais.
Son projet se trouva bouleversé.
Elle eut la certitude immédiate que Scalabrino était là pour
frapper Sandrigo. Dès lors elle résolut de s’attacher à Scalabrino,
de ne plus le perdre de vue. S’il y avait duel, combat, elle se
jetterait entre eux.
Ainsi, cette pauvre femme était tourmentée à la fois par la
jalousie et la terreur. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même et
n’agissait que sous la pensée d’impulsions au gré desquelles elle
s’en allait à la dérive.
Elle vit Scalabrino prendre place dans la gondole d’Imperia, et
elle devina presque ce qui allait se passer.
Sans doute, Imperia et Bianca devaient se promener, accompagnées
de Sandrigo.
Elle se jeta dans une petite barque, à tout hasard, et attendit,
comme Scalabrino attendait à quelques pas d’elle.
La fête se termina, les lumières s’éteignirent.
« C’est le moment ! » songea la malheureuse en
cherchant à comprimer d’une main les violents battements de son
cœur.
Tout à coup, l’étrange spectacle de Sandrigo et d’Imperia
descendant, enlacés, les degrés de marbre du palais, frappa son
regard.
Une plainte sourde râla dans sa gorge.
Imperia aux bras de Sandrigo ! Celle-là aussi ! La
mère d’abord, la fille ensuite ! À ce moment, Juana souhaita
sincèrement que Sandrigo fût frappé… Mais lorsque la gondole se mit
en marche, lorsqu’elle vit la haute taille de Scalabrino se dresser
à l’arrière, elle frémit et, détachant rapidement la barque, se mit
à suivre.
Juana put se maintenir à sa distance ; ses pensées, dans
cette heure funeste, étaient comme affolées ; tantôt elle
voulait, d’un cri, prévenir Sandrigo ; tantôt le mal de la
jalousie lui broyait le cœur ; il lui semblait que quelques
minutes à peine venaient de s’écouler, lorsque tout à coup elle vit
distinctement Scalabrino marcher sur la tente, le poignard à la
main.
Elle retrouva alors toute sa lucidité et, d’un mouvement
désespéré, poussa violemment sa barque…
Trop tard !
Le drame s’accomplit. Horrifiée, délirante, Juana vit la gondole
osciller, Imperia fut précipitée, la gondole chavira…
L’instant d’après, comme Scalabrino atteignait le quai, Juana
arrivait sur la gondole qui, renversée, la quille en l’air, se
balançait mollement.
« Sandrigo ! Sandrigo !… »
Aucune voix ne répondit à la clameur de la jeune femme, qui
tomba à genoux sur l’avant de sa barque, les yeux rivés sur ces
eaux noires, d’une morne tranquillité, dans le silence que scandait
seulement le clapotis contre les flancs de la gondole.
« Mort ! râla-t-elle. Mort ! Mort mon
amour ! Morte ma vie ! »
Oui, en cet instant, la malheureuse oubliait ce qu’avait été
l’homme qu’elle aimait et son amour seul surnageait.
Et comme, sans forces pour pleurer, elle continuait à fixer le
canal sinistre, une forme blanche flotta soudain devant elle, une
robe, un corps, une femme…
Imperia !
Elle se pencha, saisit la robe, et avec un déploiement de force
et d’adresse extraordinaire, parvint à soulever le corps et à le
déposer dans la barque.
Alors, avec une funeste avidité, avec l’âpre désir d’enfoncer
ses doigts dans cette gorge livide, ses ongles sur ce visage qui
gardait une tragique beauté, elle s’accroupit près d’Imperia…
Quelques minutes s’écoulèrent…
La barque voguait à l’aventure, de conserve avec la gondole
chavirée qu’elle heurtait parfois avec un bruit sourd, comme deux
cercueils qui se choqueraient.
Juana détacha un moment ses yeux hagards d’Imperia, puis les
ramena
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