Les Amants De Venise
empressés autour d’elle.
Enfin, il n’y en eut plus qu’un seul.
Celui-là, demeuré le dernier, s’approcha à son tour, et fit
tomber le masque qui couvrait son visage.
Imperia jeta un cri de terreur :
« Bembo…
– Moi-même, carissima, fit le cardinal en s’inclinant, on
dirait presque que ma présence vous effraie, ou, ce qui serait pis
encore, qu’elle vous ennuie. »
Imperia pâlit.
C’était bien le cardinal-évêque de Venise, avec ses yeux
narquois, sa parole d’une sinistre ironie.
C’était Bembo ! Et avec lui, ce qui la poursuivait à Rome,
c’était tout le passé d’épouvante et d’horreur, c’étaient les
spectres de Jean Davila et de Sandrigo, c’était l’âme de sa fille
abandonnée, c’était plus que tout cela, c’était le souvenir de
Roland Candiano.
Bembo accouru à Rome !
Cela lui présagea quelque effroyable malheur.
« Qu’êtes-vous venu faire ici ? demanda-t-elle d’une
voix tremblante. Y a-t-il donc encore quelque chose de commun entre
nous ?
– Certes ! fit Bembo.
– Quoi donc ? interrogea avec hauteur la
courtisane.
– Votre fille, madame ! » répondit Bembo de sa
voix terriblement tranquille.
Chapitre 9 BIANCA
Nous réservant de revenir à la courtisane au moment qui sera
imposé par le développement logique d’événements dont il nous est
impossible de modifier la marche, nous nous voyons obligé de
ramener le lecteur à Venise, ou plutôt dans les environs de Venise,
dans cette forêt qui s’élevait alors entre le rivage de la lagune
et la petite ville de Mestre.
Au moment où Bembo atteignit Bianca, celle-ci se trouvait en
proie à une terreur superstitieuse provoquée par la nuit noire, par
les sifflements du vent, les craquements des branches mortes, les
cris aigres des chouettes, les bramements des cerfs. Elle croyait
fermement que ce qui la poursuivait, c’était le fantastique
personnage de la légende qu’on lui avait maintes fois racontée.
Cependant, Bembo, haletant, la contemplait en silence. Il
songeait :
« Maintenant, elle est à moi, et rien au monde ne peut me
l’arracher. »
Et il éprouvait comme un étonnement de cette victoire.
Bianca, tout à coup, releva la tête, peut-être sous le coup de
cette terreur extrême qui fait enfin qu’on préfère envisager le
danger face à face. À l’instant même, elle reconnut Bembo.
D’un bond, elle se releva.
Une minute, l’Homme Brun et Bembo se confondirent dans son
imagination, et elle crut que depuis longtemps le personnage de la
légende avait pris les traits de l’évêque pour la guetter. Cette
impression dura peu en présence de l’homme qu’elle haïssait, ses
terreurs superstitieuses s’évanouirent pour faire place à une
terreur plus positive, mais qui lui laissait au moins la volonté de
se défendre.
En se relevant, elle s’était acculée au tronc d’un cyprès.
Bembo déposa sur une saillie de roc sa lanterne sourde qui
éclaira cette scène d’une pâle lueur presque fantastique, et il se
rapprocha de Bianca. Il ne se hâtait pas, certain qu’elle ne
pouvait lui échapper et que sans doute elle ne l’essaierait même
pas.
« Qui êtes-vous ? » demanda Bianca.
Bembo, d’une voix basse, suppliante :
« Ne le savez-vous pas ?
– Oui, je vous ai déjà vu, je connais ce sourire affreux,
ce visage bouleversé, ces yeux qui distillent je ne sais quelle
épouvante ; mais qui êtes-vous ? »
Il soupira, respira profondément.
« Est-ce mon nom que vous voulez savoir ? Vous l’avez
sûrement entendu prononcer avec respect. Car je suis
quelqu’un ! ajouta-t-il en se redressant avec une sorte de
rage. Mon nom ? Je m’appelle Bembo. Qui je suis ? Un des
grands dignitaires d’État. Je suis le cardinal-évêque de Venise. Un
grand seigneur, comme vous voyez. Je suis riche. J’ai amassé des
richesses en or, en pierres précieuses, en œuvres d’art, en
tableaux. J’ai un palais qui se dresse presque en face du palais
ducal, et lorsqu’on passe sur la place Saint-Marc, le peuple
regarde du côté du doge avec effroi et du côté de l’évêque avec
angoisse. Car chacun sait que le cardinal-évêque tient le doge dans
sa main, et que s’il veut les têtes tombent, et que s’il veut les
portes des prisons s’ouvrent. Bembo frappe qui il lui plaît de
frapper, il pardonne, il distribue des grâces. Donc, richesse et
puissance, je possède ces deux choses enivrantes… »
Il s’arrêta, respira
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