Les Amants De Venise
intelligent… mais
passons. »
Roland ne fit pas un geste, pas un signe d’approbation ou
d’improbation. Le chef de police esquissa une grimace
désappointée.
« Vous comprenez bien, monseigneur, que dès le jour où j’ai
eu à m’occuper de vous, et cela date du jour même de cette évasion
formidable qui demeurera célèbre dans les fastes de Venise, dès ce
moment, donc, j’ai tâché de savoir non seulement ce que vous
faisiez, mais encore ce que vous pensiez. En d’autres termes, j’ai
essayé de saisir la pensée dominante qui inspirait vos
actes… »
Ici, Guido Gennaro, par une vieille manie, se frotta les
mains.
« Vos actes ! J’en ai su fort peu de chose. C’est que
vous êtes un rude jouteur ! Voilà des mois et des mois que
vous tenez en échec la police la plus puissante de l’Italie et
peut-être du monde. Ah ! monseigneur, laissez-moi vous payer
le tribut de ma sincère admiration, laissez-moi vous dire que ce
sera la mort dans l’âme que j’exécuterai mon devoir lorsque je vous
arrêterai… Si je n’ai pas connu vos actes, j’ai deviné partout,
dans les événements de ces derniers mois, votre main terrible et
pesante. J’ai flairé votre voie dans le palais de la courtisane
Imperia, dans le palais du capitaine général Altieri (si maître de
lui que fût Roland, il frissonna à ce nom, et Guido Gennaro nota ce
frisson), dans le palais de l’évêque Bembo, et jusque dans le
palais de mon chef direct le grand inquisiteur Dandolo ; j’ose
ajouter encore : jusque dans le palais ducal. J’ai vu Foscari,
le terrible, l’impitoyable Foscari, regarder autour de lui avec
inquiétude quand votre nom était prononcé ; j’ai vu Altieri
blêmir, j’ai vu Dandolo trembler, j’ai vu l’évêque frissonner
d’épouvante. J’ai recueilli ces impressions fugitives, j’ai noté
les actions mystérieuses qui semblent former autour de ces
personnages puissants un cercle de fer qui va se resserrant de plus
en plus, et j’ai compris l’émouvante, la passionnante bataille que
vous aviez entrepris de livrer à vous tout seul contre tant
d’éléments divers. Et si vous demeurez insaisissable, si vos gestes
s’enveloppent d’un impénétrable mystère, je n’en ai pas moins la
possibilité d’étudier les effets de votre pensée, et de vous suivre
à la trace comme un météore qui passe sans qu’on le voie, mais dont
on constate le passage par les cataclysmes qu’il laisse derrière
lui. Ces cataclysmes je les vois, je les note. Bembo et Altieri
autrefois amis sont ennemis. Pourquoi ? Foscari et Altieri
étaient deux frères. Et l’un organise contre l’autre une
conspiration si savante, formée avec tant d’art, de prudence
lointaine et de volonté formidable, que seule une conception de
génie a pu inventer une œuvre pareille… Connaissez-vous
l’inspirateur invisible, monseigneur ? Connaissez-vous la main
qui tient le fil conducteur de ce labyrinthe où Foscari, Altieri,
Bembo, Dandolo s’enfoncent et s’égarent ?… Moi, je crois
connaître cet inspirateur, je crois avoir reconnu cette main. En
tout cas, je sais que la même catastrophe menace ces hommes et est
suspendue sur Venise entière. Je sais que la foudre s’est
lentement, savamment amassée, et que le tonnerre va éclater,
pulvérisant les uns, stupéfiant les autres jusqu’à la folie… à
moins toutefois…
– Achevez, dit froidement Roland.
– À moins que je ne parvienne à arrêter Roland
Candiano. »
Un pâle sourire contracta les lèvres de Roland, et Guido
Gennaro, à haute voix, traduisit ainsi ce sourire :
« Peut-être est-il trop tard ? »
Il interrogeait directement, et peut-être, cette fois, Roland
eût-il répondu. Il n’en eut pas le temps.
Un homme qui venait d’entrer dans l’église s’arrêtait à quelques
pas de Guido Gennaro et toussait légèrement, comme pour appeler son
attention. Le chef de police se retourna, vit l’homme, et se
levant, alla vivement à lui.
À tout hasard, Roland tira son poignard de sa gaine, cacha la
lame sous son manteau, et attendit avec cette impassibilité
souveraine qui était une de ses forces.
Cependant l’homme qui venait d’entrer parlait rapidement à
Gennaro et semblait lui faire un rapport. Quand ce rapport fut
terminé, le chef de police renvoya d’un geste le sbire qui venait
de lui apporter quelque émouvante nouvelle.
« Le lieutenant Sandrigo poignardé ! » murmura
Guido Gennaro.
Et pensif,
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