Les Amants De Venise
ces
manifestations.
Il est probable qu’en Imperia la mère était bien morte.
La courtisane seule vivait.
« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi », murmura-t-elle,
pensive.
Et ce fut toute l’oraison funèbre de la pauvre petite Bianca,
morte pour avoir voulu sauver sa mère.
« Décidément, nous allons nous entendre », gronda
Bembo.
En effet, ils étaient bien pareils.
Bembo s’assit tranquillement, et dit :
« Voilà, chère amie, ce que je suis venu vous dire. Il m’a
semblé tout naturel qu’une pareille nouvelle vous fût apportée par
moi.
– Je vous remercie, dit Imperia.
– Mais ce n’est pas tout, reprit le cardinal, j’ai
différents projets à vous soumettre, des projets que vous
approuverez, j’en suis certain, si vous tenez non seulement à
garder à Rome la belle situation que vous y avez acquise, mais
encore à…
– Oh ! interrompit Imperia presque avec violence, pas
de menaces, mon cher ! C’était bon à Venise où je tremblais
devant vous, pour un pauvre coup de poignard donné à ce Davila…
– Aussi, n’est-ce pas avec ce souvenir que je compte vous
faire trembler », dit Bembo d’une voix rauque.
Bembo avait pris l’attitude d’un dompteur qui doit sortir
vainqueur de la cage des fauves où il est entré.
Imperia était assise face à la porte du cabinet.
Bembo tournait le dos à cette porte.
« Il est d’autres souvenirs, reprit Bembo de sa voix rude.
On dirait vraiment que vous oubliez quel pacte nous lie ; ce
n’est pas seulement le crime, c’est notre commune défense… or, qui
vous défendra, sinon moi !
– Me défendre ! bégaya Imperia. Contre qui
donc ?…
– Vous le savez !… Je n’ai pas besoin de dire son
nom ! Qui sait s’il ne viendra pas un jour à Rome !…
– Taisez-vous ! Taisez-vous !…
– Vous voyez bien, madame !… Je vous disais
donc : Qui sait si, un beau soir, Roland Candiano que vous
avez fait condamner, que vous avez jeté dans les puits, ne vous
poursuivra pas de sa vengeance !… Qui sait si tout à coup, il
ne vous apparaîtra pas, ici même… Mais qu’avez-vous donc,
madame ?… »
Imperia, livide, le visage décomposé, les yeux exorbités,
regardait quelque chose que le cardinal n’apercevait pas.
Bembo tourna instinctivement la tête. Il vit Roland
Candiano…
Un râle d’effroi monta aux lèvres du cardinal et il demeura à sa
place, pétrifié, incapable d’un geste. Seulement, comme Roland
avançait, ses yeux le suivirent pas à pas. Cette scène muette entre
ces trois personnages avait on ne sait quoi de terrifiant. Roland
s’était avancé jusqu’à Imperia. Il semblait ne pas voir Bembo. Et
un instant, celui-ci éprouva cet espoir insensé que Roland ne
venait pas pour lui.
Mais tout à coup, en cette même seconde, il eut un soubresaut
terrible. Une main formidable venait de s’abattre sur son épaule,
et le cardinal, redressant la tête, vit à deux doigts de son visage
le visage de Scalabrino. La clameur d’épouvante qui monta du plus
profond de son être fut étouffée net : Scalabrino venait de
bâillonner l’évêque. Une fois Bembo bâillonné, le géant le saisit à
bras-le-corps, et il l’emporta hors du salon.
Imperia, à demi folle, avait assisté à cette scène rapide sans
pouvoir prononcer un mot. Scalabrino et Bembo disparus, il se fit
en elle comme une détente.
Elle considéra Roland dont la physionomie lui apparut grave et
presque triste, mais non sévère et impitoyable.
« Ah ! balbutia-t-elle alors avec un sourire
contraint, j’avoue que j’ai eu peur… un moment… j’ai cru… que
c’était à moi… que vous en vouliez… J’étais folle… n’est-ce
pas ? Vous ne voudriez pas de mal à une femme… je le sais… Si
grand, si généreux… vous ne voudriez pas vous amoindrir… par un
meurtre…
– Madame, dit Roland, vous allez mourir. »
Elle recula, effarée, roulant autour d’elle des yeux de
folle.
« Mourir !… Pourquoi ? Pourquoi
donc ?… »
Roland déposa sur une table un minuscule flacon.
« Voici, reprit-il, un poison qui ne vous fera pas
souffrir. Vous avez tué Davila, madame, et cela ne me regarde pas.
Vous avez tué votre fille, et c’est cela qui fait que vous êtes une
vivante horreur. Bianca est morte. Mourez aussi. »
Elle éclata de rire.
« Me tuer ! s’écria-t-elle en grinçant des dents. Me
tuer quand la vie s’offre devant moi si belle ! Vous êtes
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