Les Amants De Venise
fou,
monsieur !
– La vie, dit Roland, s’offrait belle aussi pour Léonore
que vous avez condamnée ; pour Bianca que vous avez
assassinée ; pour moi que vous avez voué au malheur. Ne
comprenez-vous pas que voilà assez de catastrophes et de
crimes ? Et que votre vie à vous, c’est la mort de tout ce qui
vous approche ? Allons, madame, vous avez une minute pour vous
décider…
– Oh ! fit-elle, vous êtes fou, vous dis-je !…
Moi, me tuer !… Tuez-moi, si vous voulez… si vous
pouvez !… »
À ce moment, Scalabrino reparut et se planta devant la
porte.
« Assassins ! rugit-elle. Mais ne pensez pas que je
vais me laisser frapper sans résistance… Je vais appeler… à
moi ! à moi !… »
Au même instant, Roland fut sur elle. Il la saisit par un
poignet et l’entraîna jusque devant la table où il avait déposé le
flacon.
« Madame, dit-il froidement, choisissez entre ce poison et
le bourreau de Venise.
– Le bourreau ! bégaya-t-elle.
– Je ne sais qui vous a dénoncée, madame, mais le jour où
j’ai quitté Venise, une somme de cinq cents écus était promise à
qui pourrait indiquer au Conseil des Dix en quel lieu avait fui
Imperia, la meurtrière de Jean Davila.
– Le bourreau ! répéta-t-elle, égarée. Non ! non,
pas cela !… Je me tuerai… je vous le jure… mais laissez-moi
vivre une heure encore…
– Une voiture est à la porte de votre palais qui nous
attend. Si vous voulez vivre un mois encore, venez !
– Non ! non ! oh non ! Grâce, je suis si
jeune ! Grâce ! Je t’ai aimé, Roland !… Je t’aime
encore… »
Les gémissements de cette femme devinrent atroces à
entendre.
Roland se sentit bouleversé.
Et peut-être allait-il faire grâce en effet !…
Scalabrino eut-il l’intuition de ce qui se passait dans l’âme de
celui qu’il appelait son maître ?…
Qui sait ?…
Mais, au moment où Imperia se jetait à genoux et tendait ses
bras raidis par le désespoir, le colosse, d’un pas pesant et calme,
s’avança et saisit le flacon de poison. Puis il marcha sur Imperia,
qui le vit venir, horrifiée ; il la prit par les cheveux, lui
renversa la tête en arrière, et, comme la courtisane allait jeter
une dernière clameur, il versa dans sa bouche le contenu du
flacon.
Un spasme terrible et rapide comme l’éclair secoua violemment le
corps d’Imperia. Puis elle se tint immobile, toute raide…
Alors, Scalabrino se releva, le visage convulsé :
« À l’autre, maintenant !… » prononça-t-il d’une
voix rauque.
Roland avait assisté à cette exécution sans faire un geste pour
intervenir. Oui, à la dernière minute, il avait eu pitié ! Les
cris de la courtisane avaient remué ses entrailles. Mais le père de
Bianca ne lui avait jamais paru plus terrible, avec une sorte de
grandeur farouche, qu’au moment où il saisit Imperia par les
cheveux.
Il fut le justicier dans toute la force du terme.
Si l’on songe à ce qu’avait été Scalabrino autrefois, si l’on se
dit que cet homme, sevré de toute affection pendant toute sa vie,
avait senti éclore dans son âme en toute sa force le sentiment de
l’affection paternelle, si l’on songe aussi que Bianca qui était sa
fille, qu’il s’était mis à adorer de loin, représentait pour lui
une vie nouvelle, des joies inconnues, et qu’Imperia avait
froidement livré cette enfant à Bembo, alors, on ne verra dans son
acte qu’une manifestation de cette chose mystérieuse et souveraine
qu’on nomme la justice.
Imperia gisait, morte, au milieu de ce salon qui, une heure
avant, était plein de ses adorateurs.
Ce fut là qu’on la retrouva le lendemain matin.
Rome lui fit des funérailles splendides, porta son deuil et lui
érigea un monument sur une de ses places publiques.
Quant à Roland, il avait, suivi de Scalabrino, quitté aussitôt
le funèbre salon, et avait rejoint le carrosse qui l’attendait.
C’est dans ce carrosse que Scalabrino avait porté Bembo.
Il l’avait solidement ligoté, avait fermé à clef les mantelets
du carrosse et était remonté, comme on a vu.
Roland prit place dans la voiture, ayant le cardinal devant lui.
Scalabrino monta sur le siège, et bientôt le lourd véhicule, étant
sorti de Rome, courut au galop de ses deux chevaux sur la route de
Florence… sur la route de Venise !
Bembo, saisi par Scalabrino et entraîné dans le carrosse,
s’était dit :
« Voici ma dernière minute. Je vais
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