Les Amants De Venise
l’Arétin, qui ouvrit une porte et pénétra dans une
pièce voisine. Là, un étrange spectacle s’offrait à la vue.
La pièce était éclairée par la lumière pâle et jaune de deux
flambeaux posés de chaque côté d’une sorte de table basse dressée
sur des tréteaux.
Sur cette table, un objet de forme allongée et oblongue était
déposé ; il était recouvert d’un drap blanc dont les plis, en
retombant, marquaient les tréteaux de bois qui supportaient la
table – sorte d’échafaud provisoire, de forme rectangulaire.
À l’un des bouts de la salle, une jeune femme était assise dans
une attitude de méditation attristée.
« C’est Perina, dit l’Arétin à voix basse. Elle a le diable
au corps et a voulu absolument m’accompagner. Sur ce seul point
vous n’avez pas été obéi, puisque je devais être seul. Mais la
drôlesse a tellement insisté… »
Roland interrompit l’Arétin par un geste.
Il marcha à la table et souleva entièrement le drap blanc.
L’objet oblong que cachait ce drap apparut alors.
C’était un cercueil.
Sur le couvercle de chêne, une inscription avait été tracée au
moyen de clous à tête noire, plantés tête à tête :
Voici cette inscription :
Bianca
fille d’Imperia
morte à seize ans
assassinée
par le cardinal-évêque
Bembo
Roland laissa lentement retomber le drap. Et l’Arétin, qui
s’était incliné, se dressa alors en murmurant :
« Selon vos ordres, j’ai fait placer la pauvre petite dans
un triple cercueil ; le premier est en cèdre, le deuxième en
métal et le troisième en chêne ; j’ai eu beaucoup de peine à
tracer moi-même l’inscription que m’indiquait votre lettre ;
j’ai encore eu plus de mal à faire transporter ici le cercueil. Par
le diable ! plutôt que de recommencer une opération pareille,
j’aimerais mieux me retrouver dans une de ces mêlées comme Jean de
Médicis m’en fit voir jadis.
– Les hommes qui ont transporté le cercueil ?…
– N’ont rien su. Aidé de mes valets, j’avais placé le tout
dans une grande caisse.
– C’est bien, dit Roland. Vous pouvez maintenant retourner
à Venise. »
Et, se tournant vers Perina :
« Mon enfant, c’est bien vous qui m’avez indiqué la porte,
dans le palais de votre maître, la porte derrière laquelle
s’accomplissait le meurtre ?
– C’est elle ! dit l’Arétin. C’est bien elle qui cria,
au moment où j’allais crier moi-même. ».
Roland sortit de la chambre funéraire, suivi de l’Arétin et de
Perina qui, avant de s’éloigner, appuya ses lèvres sur le drap, en
signe d’adieu suprême…
« Et vous avez tenu à accompagner ici le corps de la pauvre
enfant ? reprit alors Roland.
– Je ne l’ai vue que quelques heures, dit Perina, et je
l’aimais pourtant.
– Mon enfant, écoutez-moi et comprenez-moi bien. Êtes-vous
heureuse à Venise, dans le palais de votre maître ?… Si cela
n’est pas, dites-le-moi sans crainte… L’Arétin consentira, j’en
suis sûr, à se séparer de vous, et je me chargerai alors de votre
vie et de votre bonheur.
– Elle est libre, s’écria l’Arétin, qui ne put s’empêcher
de pâlir, elle est libre, par tous les saints ! »
Perina regarda l’Arétin, et ses yeux se voilèrent. Elle
murmura :
« Que deviendrait-il si je le quittais ?… Qui le
soignerait comme moi quand il est malade ? Et qui essuierait
ses yeux quand il pleure ? »
L’Arétin demeura un instant tout étourdi.
« Ainsi, dit-il d’une voix étranglée par une sincère
émotion, ainsi, Perina, tu ne veux pas me quitter ?… Ce
seigneur que tu vois est tout-puissant. Il te fera riche comme il
dit, car jamais il n’a menti…
– Partons, maître », dit simplement Perina de sa voix
douce.
Des larmes roulèrent alors sur les joues de Pierre Arétin.
« Je suis donc aimé, moi aussi ! fit-il. Ô Perina,
Perina, perle de douceur, ô Perina plus tendre que la lune, je veux
que ton nom passe à la postérité la plus reculée. Et en attendant,
le rôle de servante est désormais indigne de toi. Viens… tu seras
l’épouse de l’Arétin !
– Maître Pierre, dit Roland, ce jour-là, vous viendrez me
demander les trente mille écus que j’attribue en dot à cette
enfant. Allez… allez, maintenant.
– Maître, s’écria l’Arétin enthousiasmé, vous êtes grand et
juste… »
Quelques minutes plus tard, Pierre Arétin et Perina quittaient
la maison et se
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