Les Amants De Venise
regarda autour
et au-dessus de lui.
Autour, c’étaient les visages impassibles des compagnons de
Roland ; au-dessus, c’était le ciel pâle où se mouraient les
dernières étoiles et où l’aube naissante jetait la blancheur de son
éveil.
Cependant, derrière les rangs du cercle qui l’entourait, Bembo
entendait des coups de pioche frappant le granit, comme si des
ouvriers assez nombreux se fussent livrés à une besogne mystérieuse
et pressée.
« Ah ! çà, rugit-il en jetant autour de lui des
regards enflammés de haine, que me veut-on ici ?…
– Je vais vous le dire ! » dit une voix qui fit
frissonner Bembo.
Roland apparut dans le cercle, s’approcha de lui et lui mit la
main sur l’épaule.
Le cardinal fléchit sous cette main pesante.
« Autrefois, dit Roland d’une voix calme, vous étiez un
pauvre diable que tout le monde repoussait et méprisait. Vous
inspiriez une sorte de méfiance instinctive, et chacun s’écartait
de vous. Un seul homme se trouva pour avoir pitié de votre
isolement, de votre détresse matérielle et morale, et, vous ayant
reconnu de l’intelligence et de la volonté, fit de vous son ami,
vous introduisit dans le foyer de son père, vous admit à sa table,
et vous mit enfin sur le chemin de la fortune. Voici comment vous
m’avez récompensé : vous avez fait aveugler mon père, vous
avez tué ma mère, et moi, vous m’avez condamné à mourir dans les
puits. »
Bembo éclata d’un rire terrible.
« Je te haïssais ! gronda-t-il, plus que tout au
monde, et je te hais encore de toutes mes forces.
– Soit. Une première fois, je vous saisis, et vous enfermai
ici.
« J’espérais ainsi que, dans la solitude, vous vous
repentiriez du mal que vous aviez fait, et qu’un jour viendrait où
je pourrais pardonner. Délivré, vous avez continué dignement la
série de vos crimes en assassinant une jeune fille. Que vous
avait-elle fait, elle ? »
Bembo serra les poings et rugit :
« Je l’aimais. J’avais juré qu’elle serait à moi, à moi
seul. Et si elle vivait !… ah ! si elle
vivait !…
– Vous la tueriez ?
– Non ! ricana Bembo la bouche tordue par un rictus de
défi, non, mais je serais plus habile, et je la posséderais avant
de lui laisser le temps de se poignarder comme elle a
fait ! »
À cette révélation soudaine, Roland devint livide. Ainsi, la
malheureuse enfant avait dû se tuer pour échapper à l’impure
étreinte !
Ainsi, l’assassinat de Bembo se compliquait de cette horrible
circonstance que Bianca avait dû se frapper soi-même !
Un gémissement, près de Roland, un rauque sanglot s’éleva.
« Patience ! dit-il, prends patience, père de
Bianca ! »
Le même rire insensé éclata sur les lèvres de Bembo.
« Vous triomphez ! hurla-t-il avec un blasphème,
tandis que ses poings se levaient vers le ciel où fulguraient les
premiers rayonnements de l’aurore, vous triomphez, mais si je
meurs, je meurs vengé d’avance, puisque celle que vous aimiez, vous
aussi, est morte ! Morte tuée par mon amour ! Morte pour
n’avoir pas voulu être à moi ! Tuez-moi, si vous voulez, je
meurs, content du mal que je vous ai fait… Roland Candiano,
écoute : je t’ai détesté, et je te déteste. Écoute-moi. Si
Bianca était là, si tous les trésors du monde étaient étalés devant
moi, je renoncerais à Bianca, je renoncerais aux trésors pour la
joie unique de te faire souffrir encore… Frappe, maintenant,
puisque je lis dans tes yeux que tu m’as condamné ! »
Roland se tourna vers ceux qui l’entouraient :
« Frères, dit-il de sa voix calme et puissante, cet homme
mérite-t-il de vivre ?
– Qu’il meure ! répondirent-ils dans un sourd murmure
d’imprécations.
– Cet homme mérite-t-il de mourir sans
souffrance ? » reprit Roland.
Et le murmure implacable répondit :
« Qu’il soit damné dans son agonie ! »
Alors, Bembo fut saisi par deux hommes et entraîné à quelques
pas de là. Un peu en arrière du plateau, le rocher venait d’être
creusé, et cela formait comme une étroite cellule.
En avant de l’entrée de cette cellule, le cercueil de Bianca
était déposé à terre. Bembo le vit, il lut l’inscription qui
fulgura devant ses yeux, et il eut un violent mouvement de
recul.
Mais il fut solidement maintenu.
Comme en un rêve formidable, il vit une vingtaine d’hommes
soulever le cercueil et le transporter dans la cellule où il fut
déposé
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