Les Amants De Venise
précipité, j’ai
voulu tout au moins vous dire que, au loin comme auprès, je
demeure
Votre très fidèle, très reconnaissant et très humble
ami.
BEMBO,
Par la grâce de Dieu, évêque de
Venise.
Un dernier avis sincère et important : agissez avec
promptitude et sévérité contre ceux que vous savez. Quant à l’homme
qui a fait manquer vos négociations avec M
é
dicis, si votre
police est impuissante à le retrouver bientôt, de grands malheurs
sont à redouter.
Cette lettre, Bembo l’avait écrite avant son départ et l’avait
fait parvenir au doge par une voie sûre, le jour même où il était
rentré à Venise avec Bianca, dans le palais Arétin.
Le doge avait relu ce billet qui, depuis quinze jours,
l’empêchait de dormir. La signification des dernières lignes lui
apparaissait de plus en plus menaçante.
« Eh bien ? dit-il en levant les yeux sur le chef de
police, avez-vous quelque nouvelle du cardinal ? Avez-vous
abouti dans vos recherches ?
– Monseigneur, dit Guido Gennaro, je crois en effet savoir
en quel lieu son Éminence a dû se retirer. Je prie Votre Excellence
de remarquer tout d’abord que je ne sais rien de positif, que mes
espions lancés de toutes parts sont revenus sans le moindre indice,
et qu’enfin en tout cela je procède par hypothèse et induction.
Seulement, mes hypothèses, à moi, s’appuient sur des faits
tangibles.
– Que supposez-vous donc ?
– Que le cardinal a pris peur tout à coup.
– Peur, monsieur ! Et de quoi ce haut dignitaire de
notre république pouvait-il avoir peur ?
– Monseigneur, dit Gennaro en s’inclinant très bas, pour
être cardinal, on n’en est pas moins homme. Et si haut placé que
soit un homme, on peut, en fouillant son passé, trouver le fantôme
qui hante ses nuits, évoquer le geste ou la parole qui pèsent
ensuite sur toute une existence…
– Et vous avez trouvé ce fantôme ? fit sourdement
Foscari.
– Oui, monseigneur : il s’appelle Roland
Candiano. »
Le doge fit un effort pour réprimer le frisson qui
l’agita ; mais il pâlit, et cette pâleur ne put échapper au
chef de police.
Gennaro songeait :
« Voilà le moment ou jamais de placer mon grand discours au
doge. Je l’ai assez répété devant ma glace pour que je sache ce que
j’ai à dire.
– Vous pensez donc, reprit le doge, que Bembo a eu peur de
Roland Candiano ?
– Je ne le pense pas, monseigneur, j’en suis sûr. Je n’ai
pas besoin de rappeler à Votre Excellence le coup terrible qui, en
pleine prospérité, frappa la famille Candiano. Ce n’est pas pour en
faire un reproche à qui que ce soit, mais le coup fut frappé de
main de maître. Ce fut un désastre inouï. Or, Roland Candiano est
devenu libre, monseigneur.
– Eh bien ?
– Eh bien, j’ai toutes sortes de raisons de penser que le
cardinal Bembo fut l’un des auteurs de la catastrophe en question.
Je crois que Roland Candiano doit avoir contre le cardinal une
effroyable haine, et que le cardinal n’ignore pas cette haine. Il
est parti, parce qu’il a eu peur…
– Et vos hypothèses, dit Foscari en fixant son regard
d’aigle sur le chef de police, vous indiquent-elles que d’autres
personnages peuvent avoir aussi peur ?…
– Non, monseigneur. Car les personnages auxquels Votre
Excellence fait allusion tiennent tête et triomphent. Je pense que
je n’ai pas besoin de les nommer. »
Le doge demeura pensif un moment. Puis, avec un
sourire :
« Vous êtes un habile homme, Gennaro.
– Monseigneur me comble, fit le chef de police, qui
s’inclina plus bas encore que la première fois.
– Et où croyez-vous que Bembo se soit réfugié ?
– Son Éminence
a fui
à Rome, dit le chef de police
en appuyant sur les mots que nous soulignons.
– À Rome ! Pourquoi Rome plutôt que Milan, ou
Florence, par exemple ?
– Votre Excellence a sans doute entendu parler d’une
courtisane romaine qui, installée chez nous, a mené ces dernières
années grand train de luxe et de fêtes ?
– Imperia ! fit le doge, qui de nouveau pâlit.
– C’est cela même, Excellence. Eh bien, si je ne me trompe
pas, il y avait entre la courtisane et le cardinal certaines
accointances mystérieuses que j’ai pu tirer au clair et qui me
permettent de supposer que Bembo a de graves intérêts à se trouver
là où se trouve Imperia. Or, la courtisane est partie pour Rome. Le
cardinal a quitté Venise le même jour : Votre Excellence
Weitere Kostenlose Bücher