Les Amants De Venise
peut
conclure. »
Le doge se leva. Gennaro fit un mouvement pour se retirer, comme
s’il eut compris que Foscari lui donnait congé.
Mais le doge le retint d’un geste et d’un mot :
« Asseyez-vous.
– Monseigneur…
– Je le veux. Vous êtes un assez grand personnage pour
rester assis devant le doge. Et puis, qu’importent les questions
d’étiquette. Vous êtes un homme intelligent, énergique, dévoué,
trois qualités qui se font rares… Et cela tient lieu de tous les
titres. »
Gennaro s’était assis.
Le doge se promena quelques instants avec agitation.
Puis, reprenant place dans son fauteuil :
« Ne parlons plus du cardinal. Il reviendra, s’il veut…
– S’il peut !
– Comment cela ?… dit Foscari, qui frissonna.
– Je veux dire, monseigneur, que ma conviction est que le
cardinal Bembo ne reviendra jamais à Venise, ni autre part, et
qu’il a entrepris le grand voyage dont on ne revient pas. Tenez,
monseigneur, puisque je suis le chef de la police de la république,
laissez-moi parler en chef de police… bien que, dans la réalité, ce
ne soit pas moi qui devrait être ici en ce moment, à dire ce que je
dis…
– Et qui donc ?
– Mais mon chef direct, il me semble : je veux dire le
grand inquisiteur.
– Eh ! vous savez bien que le grand inquisiteur s’est
démis… Et d’ailleurs, qu’attendre de Dandolo, poursuivit amèrement
le doge, Dandolo, pauvre loque humaine, triste rejeton d’une race
illustre, incapable d’une décision ferme… Parlez donc
nettement.
– Oui, fit lestement Gennaro, la place de grand inquisiteur
est vacante par malheur. Car, en ce moment, il faudrait à ce poste
un homme résolu…
– Comme vous, par exemple ! dit le doge.
– Ah ! monseigneur, je suis indigne d’un tel
honneur !
– Non pas ! C’est moi qui vous le dis, Gennaro.
Servez-moi dans les circonstances que nous traversons, ou plutôt
servez l’État comme ferait un grand inquisiteur digne de ce nom, et
ne craignez pas d’avoir conçu une chimérique espérance.
– Monseigneur, dit Gennaro en se levant, parlons donc net.
Voilà longtemps que j’attendais les paroles que vient de prononcer
Votre Excellence. J’étouffe, moi, dans cette position subalterne de
chef de police. Que suis-je ? Le premier des sbires, voilà
tout. Si vous pensez que je vaille mieux, que cette intelligence,
cette énergie, ce dévouement dont vous parliez méritent de
s’exercer sur un théâtre plus vaste, le moment est venu,
monseigneur.
– C’est-à-dire que vous me demandez la place de grand
inquisiteur ?
– Oui, monseigneur, dit nettement Gennaro.
– Eh bien, je vous la promets : gagnez-la !
– J’y tâcherai, monseigneur, dit Gennaro, qui eut assez de
puissance sur lui-même pour cacher son désappointement.
– Ne croyez pas, reprit le doge, que je vous fasse une
promesse illusoire. Prenons une date et retenez bien ceci :
venez le 2 février me rappeler ma promesse, et je tiendrai
parole.
– C’est tout ce que je voulais, monseigneur, et je
comprends admirablement vos conditions. Soyez sûr, d’ailleurs, que
je n’ai pas attendu la promesse que vous daignez me faire pour
prendre toutes les mesures nécessaires en vue de la cérémonie du
1 er février. »
Le doge fit un signe de la main pour ratifier ce qui venait
d’être dit. Puis il reprit :
« Vous disiez donc que Bembo ne reviendra plus à
Venise ?
– Je disais, monseigneur, que selon toutes probabilités, le
cardinal est tombé sous les coups de Roland Candiano.
– Voilà de quoi je voulais parler, s’écria le doge, en
reprenant sa promenade. Car j’en suis là, que l’on conspire contre
moi, presque sous mes yeux, que je ne sais plus à qui me fier, et
que deux cents arrestations opérées depuis quinze jours ne me
tranquillisent pas.
– C’est qu’on n’a pas arrêté ceux qu’il fallait,
monseigneur !
– Je le crois !… Mais procédons avec ordre. Comment se
fait-il que vous soyez si bien instruit des faits et gestes de
Roland Candiano et que vous ne puissiez mettre la main sur
lui ? La police de la république est-elle à ce point dégénérée
qu’un seul homme puisse la tenir en échec pendant des
mois ?
– Monseigneur, la question que vous me posez là
m’embarrasse quelque peu, je l’avoue… non pour moi… mais il est
toujours pénible d’achever la disgrâce de quelqu’un. »
Gennaro parlait et pensait en ce moment avec une
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