Les Amants De Venise
domination le transportait lorsqu’il se disait que bientôt,
des empereurs et des rois comme Charles Quint et François
I er seraient obligés de compter avec lui.
Mais pourquoi les choses se présentaient-elles si
facilement ? Pourquoi tels personnages de la république
étaient-ils venus spontanément s’offrir à lui, alors qu’il
redoutait de les avoir pour adversaires ? Il y avait bien des
points obscurs dans l’organisation de sa tentative ; il lui
semblait parfois qu’un génie inconnu et propice s’occupait de sa
gloire.
D’autres fois, il s’imaginait que Foscari savait tout depuis
longtemps, que Foscari jouait avec lui, le laissait en pleine
sécurité pour le frapper au dernier moment. Alors une volonté plus
forte se développait en lui, avec un furieux besoin de
bataille.
Et tout cela se compliquait de sa passion pour Léonore.
Comme on va le voir, cette passion était demeurée aussi violente
qu’aux jours lointains où Altieri négociait avec Dandolo.
Mais elle s’était comme murée en lui-même.
Léonore lui faisait peur, et il y avait des moments où il
croyait la haïr. Sa conviction était que la jeune femme serait
éblouie lorsqu’il poserait sur sa tête la couronne ducale.
« C’est une descendante de doges, songeait-il
parfois ; peut-être qu’elle aimait Roland parce que toutes les
probabilités étaient pour qu’il fût doge ; peut-être aussi
m’aimera-t-elle lorsqu’elle verra que nul dans la république ne
peut m’égaler en courage et en puissance ! »
Ainsi, c’était donc une double conquête que le capitaine général
voyait dans l’aboutissement de la conspiration. Conquête du
pouvoir, conquête de la femme aimée…
Tel était Altieri le jour où il se présenta devant le doge qu’il
étudia tout d’abord d’un regard aigu, prêt peut-être à le
poignarder si un soupçon eut traversé son esprit.
« Vous avez bien fait de venir, dit le doge ; votre
présence, ami, est une des choses qui me font le plus de
plaisir ; et laissez-moi vous en faire le reproche, vos
visites deviennent rares.
– J’ai travaillé pour vous, Foscari.
– Je vous reconnais là, ami fidèle. Oui, continua le doge
avec une sorte d’agitation, ami… je n’ai plus guère que vous d’ami,
depuis le départ de Bembo. »
Quelle que fût l’attention d’Altieri, il ne put recueillir dans
la voix ou l’attitude de Foscari aucun indice qui lui permît de
supposer que le doge n’était pas sincère.
« Je vous apporte, dit-il, une nouvelle liste. »
Le doge eut un geste de lassitude.
« Encore des proscriptions ! Encore des
arrestations !
– Votre puissance est à ce prix.
– La république est décimée, dit le doge ; une foule
de patriciens ont fui ; les prisons regorgent ; il y a eu
quinze exécutions capitales en deux mois. Lorsque je me hasarde
dans Venise, je marche dans un silence accablant, alors que jadis
les acclamations retentissaient sur mon passage. Et il me semble
que des voix lointaines m’accompagnent seules pour me crier :
Assez de sang ! Assez de larmes ! Assez de
deuils !…
– Un dernier acte d’énergie est nécessaire. Après cela,
vous pourrez, en toute sécurité, vous rendre à la cérémonie du
1 er février, et je vous jure que ce jour-là les
acclamations ne manqueront pas.
– Il faut donc que je me montre encore
impitoyable ! »
Et Foscari ouvrit brusquement le papier que lui tendait
Altieri !
Son regard s’enflamma, ses narines se dilatèrent, et l’homme qui
venait de prononcer des paroles d’apaisement eut un sourire
effroyable en parcourant la liste tragique.
Cependant, Altieri l’entendait murmurer :
« Quoi ! même celui-ci ! Il me protesta hier de
son dévouement… Et celui-là ! Oh ! Celui-là, son
dévouement ne m’étonne pas… »
Ainsi, pour chaque nom, Foscari jetait une observation
rapide.
Il conclut en disant :
« Trente-huit noms !… Je craignais qu’il n’y en eût
davantage.
– Non, c’est tout, fit Altieri. Le reste des Vénitiens vous
est dévoué.
– Le reste des Vénitiens ! »
Altieri, en prononçant ces mots, eut un sourire sinistre.
« Dans trois jours, dit-il, je vous apporterai le détail
des dispositions que j’ai prises pour échelonner les gardes et les
archers de façon que vous soyez continuellement entouré…
– Ami ! Cher et fidèle ami !… » répéta le
doge en accompagnant le capitaine général jusqu’à la
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