Les Amants De Venise
que tu as bon cœur… tu ne me tueras
pas. Tiens, veux-tu que je te demande pardon à
genoux ? »
Bartolo tomba à genoux.
« Relève-toi », dit Scalabrino.
Le colosse était parfaitement décidé à tuer Bartolo. L’entretien
qu’il avait entrepris à ce moment n’était pas chez lui une façon
d’infliger une agonie, encore moins une façon de jouer avec
Bartolo. Les choses qu’il disait, il les pensait, et croyait devoir
les dire. Mais venu pour tuer Bartolo, il éprouvait une sorte de
regret farouche à ne trouver qu’une victime là où il pensait
rencontrer un adversaire, et c’est pourquoi cette scène bizarre,
bien digne du temps et du cadre où elle se trouvait placée, nous a
paru ne devoir pas être omise.
Bartolo s’était relevé. Il respira bruyamment. Et il
supplia :
« Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Allons, un bon
mouvement, que diable ! Quand je te dis que c’est Sandrigo qui
a tout fait ! »
Scalabrino gardait le silence.
« Que médite-t-il ? songeait le cabaretier. De me
poignarder ? Non, le voilà qui croise les bras. Peut-être
qu’il va m’étrangler… »
« Écoute, Bartolo, dit le colosse ; tu passes pour un
des hommes les plus forts de Venise. Je veux te tuer, parce que tu
as voulu me tuer, toi, et surtout à cause des malheurs qui sont
arrivés, et dont tu es en partie responsable. Tu es une vilaine
bête, et tu ne mérites pas de vivre. Mais enfin, j’ai pitié de toi,
comme je te le disais.
– Ah ! tu vois bien…
– Oui, et alors, écoute-moi. Je te propose une lutte à nous
deux. Je ne t’attaquerai pas à la dague ; mes mains
suffiront ; que les tiennes te suffisent. Allons,
défends-toi ! »
Ces paroles ranimèrent Bartolo.
Son œil unique s’enflamma d’une sombre lueur. Il
gronda :
« Laisse-moi donc un peu de place en ce cas. »
Scalabrino se recula de deux pas, en disant :
« Attention, Borgne, je vais te précipiter dans ta
cave ! »
Au même instant, Bartolo, se ruant sur son adversaire, lui
arracha le poignard qu’il portait à la ceinture et lui en porta un
coup terrible. Scalabrino bondit de côté, mais l’arme l’atteignit
au bras, déchira l’étoffe et balafra les chairs.
En même temps, Bartolo recevait sur la tête un coup de poing qui
le fit chanceler et l’étourdit.
Il lâcha la dague. Scalabrino le repoussa du pied, et ses deux
mains s’abattirent sur les épaules de Bartolo. Un moment, les deux
hommes, presque aussi forts l’un que l’autre, demeurèrent
enlacés.
Scalabrino avait saisi le Borgne ; il le souleva et le tint
étroitement sur sa vaste poitrine. Ses mains se nouèrent derrière
le dos du cabaretier, et ses bras, lentement, commencèrent à opérer
une formidable pression.
Bartolo, hagard, à bout de souffle, se débattait, cherchait à
mordre, à labourer de ses ongles le visage de son adversaire.
La pression augmenta… Les os de Bartolo craquèrent…
Il eut un hoquet, et brusquement sa tête retomba mollement sur
son épaule gauche. Il était mort. Scalabrino alors le lâcha. Le
cadavre tomba. Du pied, le colosse le poussa dans la trappe. Il
entendit la chute du corps et referma tranquillement la trappe.
Tel fut le duel de Scalabrino et de Bartolo le Borgne. Et ce fut
ainsi que Guido Gennaro perdit l’un de ses meilleurs agents, sur le
témoignage duquel il comptait pour le lendemain de la cérémonie en
préparation – que ce fût Candiano ou Foscari qui l’emportât.
Chapitre 18 DEUX AMIS
Quelques jours avant les événements que nous venons de raconter,
une scène moins violente par les gestes, mais non moins tragique
par la fatalité qui pesait sur elle, s’était déroulée au palais
ducal.
Dans ce vaste et somptueux cabinet de travail, en même temps
salle de réception, que connaissent nos lecteurs, le doge Foscari
et le chef de police étaient seuls, le premier assis dans son grand
fauteuil au dossier de bois sculpté, le deuxième debout dans une
attitude respectueuse.
Pour la centième fois depuis une quinzaine, le doge relisait une
lettre qu’il avait sous les yeux. Cette lettre était ainsi
conçue :
Monseigneur et ami,
Des circonstances tout à
fait imprévues et qui ne
me laissent aucun répit m’obligent à quitter Venise sans avoir
l’heur de vous voir.
J’espère, oui, j’espère fermement que bientôt je pourrai
revenir prendre auprès de vous mon poste d’ami fidèle et
dévoué.
Vous suppliant donc de pardonner ce départ
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