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Les amours blessées

Les amours blessées

Titel: Les amours blessées Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jeanne Bourin
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outragé sa vanité de mâle que les sentiments qu’il était censé me porter. Au fond, il me haïssait ! Les années vécues à Pray à la suite de mon retour sous le toit conjugal, avant que nous nous décidions, Jean et moi, à loger chacun de notre côté, furent tissées de méfiance, d’acrimonie, de faux-semblants, de ressentiments, de basses représailles.
    C’était en général au cours des repas pris en commun que mon tyran domestique exerçait sa hargne avec le plus d’éclat. Il est vrai que nous nous rencontrions bien peu en dehors de ces occasions-là. Tous les prétextes lui étaient alors bons. Ma mauvaise mine, un mot compris de travers, aussi bien que quelques gouttes de vin répandues sur la table ! La scène naissait, s’enflait, éclatait pour un rien, nous laissant ensuite, ma fille et moi, l’estomac serré et les yeux rougis. J’en étais venue à appréhender l’heure de chaque dîner, de chaque souper ! En dépit de l’application touchante qu’elle y apportait et de sa bonne volonté évidente, Cassandrette se trouvait fort souvent à l’origine de ces mauvaises querelles. Jean n’acceptait mon enfant sous son toit qu’avec la plus extrême réserve et ne cessait de lui faire la leçon et de la morigéner. Jamais, cependant, il ne l’avait ouvertement rejetée jusqu’à un certain soir dont le souvenir me demeure cuisant.
    Nous soupions. Comme d’habitude, une bêtise déclencha l’affrontement qui devait dégénérer de si cruelle manière.
    Jean, Marguerite, dont la bosse et la malignité me semblaient croître au fil des ans, ma fille et moi, mangions en silence. On n’entendait que le vent qui sifflait sous les portes et livrait avec le feu un combat enfumé dans la cheminée armoriée. Ce devait être l’automne ou l’hiver car on nous avait servi, je ne l’ai pas oublié, des râbles de lièvre à la sauce d’enfer. La chasse, donc, battait son plein.
    Soudain, Cassandrette laissa tomber par terre la fourchette avec laquelle elle s’escrimait à piquer la viande préalablement découpée en morceaux et servie dans l’écuelle qu’elle partageait avec moi.
    L’utilisation courante de ces petites fourches, que seuls quelques rares souverains ont possédées par caprice jusqu’à nos jours, était encore des plus récente. La reine Catherine en avait apporté d’Italie et en faisait grand cas. C’était suffisant pour en lancer la mode.
    Âgée à cette époque de quatre ou cinq ans, ma fille les maniait avec une certaine difficulté. Elle n’était pas la seule. Si la Cour s’était jetée avec enthousiasme sur ce nouveau raffinement, bien des gens de nos villes et de nos campagnes répugnaient encore à s’en servir. Pourquoi changer un usage remontant aux temps les plus anciens ? Ne se sert-on pas des doigts depuis toujours pour porter à la bouche les aliments pris avec délicatesse dans l’écuelle ou sur le pain tranchoir ? Personne ne s’était jamais avisé de s’en trouver incommodé. Une fois de plus les façons venues d’Italie bouleversaient nos coutumes. Cet engouement ayant pris naissance à l’ombre du trône, mon mari s’était, bien entendu, entiché des fourchettes. Il exigeait qu’on s’en servît à sa table à chaque repas.
    En tombant, le mince trident d’argent avait non seulement projeté de la sauce brune sur la nappe mais aussi éclaboussé une des manches en velours de soie grise de ma robe. Je fis signe au valet qui se tenait prêt à nous servir à boire devant la desserte où étaient posées les coupes à vin, pour qu’il essuie avec la serviette qu’il avait sur le bras le tissu maculé. En attirant l’attention de Jean, mon geste déchaîna la tempête !
    — Voici encore une nappe souillée et un vêtement gâté ! remarqua-t-il avec aigreur. Votre fille n’en fera jamais d’autre !
    — Elle est encore bien jeune, répondis-je tout en tamponnant non sans précaution l’étoffe salie. Beaucoup d’adultes ne se montrent pas plus adroits qu’elle.
    — Est-ce une excuse ? En quoi la maladresse des autres justifie-t-elle la sienne ? D’ailleurs, sa place n’est pas ici. J’ai été trop bon d’admettre que vous nous en encombriez durant les repas au lieu de la confier, ainsi qu’il se doit, à une gouvernante.
    Je serrai les lèvres.
    — Il m’arrive, à moi aussi, d’éprouver quelque difficulté à employer ces nouveaux instruments, dis-je pour détourner de Cassandrette le courroux

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