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Les amours blessées

Les amours blessées

Titel: Les amours blessées Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jeanne Bourin
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sentiment de gâchis les années passées à Pray. Alors qu’il me tenait à sa merci, enfermée dans une solitude inhumaine que seule la présence de ma fille ensoleillait, Jean n’a pas cessé de me poursuivre de ses insultes, de son mépris, de ses coups ! Il est parvenu à me faire regretter la fugace gratitude que j’avais éprouvée à son égard après qu’il m’eut recueillie alors que je fuyais Courtiras… Avoir accepté la reprise de notre vie commune lui paraissait témoigner d’une grandeur d’âme, d’une largeur de vue, à ce point exceptionnelles qu’il en tirait à la fois des raisons de s’admirer, de s’apitoyer avec complaisance sur son infortune, de me rudoyer et de me traiter, à peu de chose près, comme une prisonnière !
    Oui, une prisonnière ! Je peux l’affirmer en toute sincérité. La loi donnait à mon époux le droit de tirer de moi une réparation éclatante. Notre code n’est indulgent qu’aux écarts de conduite masculins. Il réserve toute sa sévérité pour les femmes. Jean aurait pu à son gré me faire enfermer dans un couvent, me séquestrer à domicile ainsi qu’il a choisi de me l’imposer, ou même me tuer. Qui s’en serait soucié ? Le cas s’est déjà vu. Personne n’a bronché. Qui, d’ailleurs, aurait pris ma défense ? Certes pas mes congénères, pauvres créatures dépouillées comme moi de tout pouvoir légal. Nous avons perdu, nous autres femmes, les acquis des siècles précédents et nous voici revenues au temps où triomphait la loi romaine. Loi virile et impitoyable envers notre sexe, que quelques très rares dames seulement (maîtresse adulée comme Diane de Poitiers ou reine amenée à gouverner par la faiblesse de ses fils comme Catherine de Médicis) ont pu fouler aux pieds !
    Je contemple Marie endormie. Que de fois n’avons-nous pas abordé ensemble ces sujets douloureux qui nous révoltent l’une et l’autre ? Comme sur beaucoup d’autres points, nous sommes entièrement d’accord pour critiquer la reprise du droit romain qui nous frustre des avantages du droit coutumier cher à nos ancêtres. On parle à présent de nous retirer la possibilité de pratiquer les mêmes métiers que les hommes, ce qui était admis autrefois, et d’exercer quelque fonction que ce soit dans l’État. Que nous restera-t-il ? Notre amertume. Qu’y pouvons-nous ? Rien. En faisant de nous d’éternelles mineures, on nous a désarmées afin de mieux nous soumettre…
    Pour apaiser mes nerfs, je me lève encore une fois et vais boire une tasse de lait miellé que contient un cruchon posé sur un des landiers remplis de braises.
    Je retourne ensuite auprès du berceau et, avant de revenir m’asseoir, y demeure un moment plongée dans mes pensées…
    Marie fut la seule de mes amies admises par Jean à me rendre visite à Pray. Elle était également une des rares personnes à ne pas m’avoir tourné le dos après l’affaire des sonnets. Un des singuliers avantages de l’adversité est de vous offrir l’occasion de compter vos fidèles… Je pense que Catherine de Cintré aurait agi de la même façon si l’opportunité lui en avait été fournie. Mais elle était entrée quelques mois auparavant au couvent des Franciscaines de Rome. Je ne l’ai jamais revue. Depuis mon mariage qu’elle avait tant blâmé, elle n’avait cessé de s’éloigner de moi. En un curieux mouvement de chassé-croisé, j’avais perdu avec elle l’amie de mon adolescence alors que je rencontrais en Marie celle de ma maturité.
    Si Catherine s’était éloignée, ma mère, en revanche, s’était rapprochée de moi après que les remous soulevés par Ronsard se furent apaisés. À elle aussi Jean avait octroyé le droit de venir me visiter de temps à autre. L’attachement tardif qu’elle sut alors témoigner à Cassandrette m’incita à oublier les griefs que je pouvais conserver à son endroit pour m’avoir ignorée avec tant de rigueur aux pires heures de la diffamation. Mon père devait l’y avoir contrainte… Paix à leurs âmes…
    J’éprouve maintenant une mélancolique douceur à songer que nous nous sommes réconciliées, elle et moi, vers la fin de sa vie et qu’elle s’est éteinte en le sachant.
    Notre commune tendresse pour Diane, ma filleule, avait également contribué à nous raccommoder.
    Jacquette, en effet, avait mis au monde un garçon après sa fille aînée. Tous les Salviati n’avaient d’yeux que pour lui. Mon père

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