Les amours blessées
lui rempliront mon existence.
Je regarde le feu…
C’est dans cette même cheminée que j’ai brûlé, après notre rupture, les lettres que Pierre continua longtemps à m’envoyer.
Marie me les apportait. Ronsard les lui faisait parvenir sans se décourager durant l’été et l’automne 1554. Pour ce faire, il avait recours à Nicolas Girard de Salmet, le propre père de mon amie. Malgré la différence d’âge qui séparait ces deux hommes, ils s’aimaient bien. J’ai toujours pensé que la raison d’une telle sympathie prenait sa source dans les sentiments déférents mais complices qu’ils portaient l’un et l’autre à notre duc, Antoine de Bourbon.
Il était arrivé à Pierre, je le savais, de participer aux réunions fort joyeuses organisées par le père de Marie à la Bonaventure en l’honneur de son suzerain. Une amitié était née de ce compagnonnage. C’était à elle que mon amie devait de se trouver détentrice de mes lettres d’amour… Je suis certaine que ce rôle d’intermédiaire entre celui qui avait été mon amant et moi, posait à Marie un cas de conscience. Elle respectait trop les liens qui m’unissaient devant Dieu à mon mari, même si lui-même se parjurait de son côté, pour ne pas se faire scrupule de prolonger par un tel commerce une situation qu’elle ne pouvait pas approuver. En dépit de l’affection qu’elle avait pour moi ou peut-être à cause d’elle, elle souffrait de se voir réduite à cette sorte de compromission. « L’adultère est chose grave, me disait-elle. Il n’est pas question pour moi de remettre en cause les circonstances atténuantes dont vous bénéficiez pleinement dans mon esprit, Cassandre, mais quel emploi me faites-vous tenir en l’occurrence ? Celui d’entremetteuse ! »
Il me fallut l’assurer de ma détermination à ne jamais renouer de relations charnelles avec Ronsard pour qu’elle trouvât enfin le repos de l’âme… Elle acceptait donc de me remettre ces lettres pendant les visites qu’elle me rendait à Pray. Il lui est même arrivé de m’apporter un portrait, assez petit il est vrai, qu’elle avait eu la périlleuse mission de me donner en mains propres ! Ce qui n’était pas sans danger, Jean exerçant sur les très rares personnes admises à me voir une surveillance impitoyable et tracassière. Mais Pierre avait tant insisté… Sans doute pour m’impressionner, il s’était fait peindre le front ceint de lauriers. Il ne parvint pas pour autant à ses fins et je n’accusai jamais réception du tableau, pas plus que je ne répondis à ses missives. Je les brûlais dans l’âtre qui est là devant moi, sans même vouloir les lire, au fur et à mesure que Marie me les remettait.
Ai-je eu raison d’agir avec tant de rigueur ? Je n’en suis plus aussi sûre qu’alors. À cette époque, j’étais encore écrasée sous la souffrance et la déception que m’avait infligées l’impardonnable légèreté de Ronsard. Partagée entre la révolte et la consternation, je me préservais d’instinct des coups que pouvait me porter un homme qui m’avait causé tant de peine.
Maintenant que le temps a fermé mes plaies, maintenant que je sais quelle fut la suite de mes amours, il m’arrive de regretter d’avoir fait disparaître les lettres de Pierre, ces lettres que je pourrais relire pour y puiser courage ou réconfort.
En ce temps-là, j’en jugeais différemment. Il est vrai que je n’avais guère la possibilité d’agir d’autre façon. La jalousie et la rancune de mon mari envers son cousin ne me laissaient pas le choix.
Je n’ai jamais vu un homme se comporter à ce point comme le chien du jardinier dont on dit qu’il ne peut manger sa pâtée mais n’en interdit pas moins à tous les affamés d’en approcher ! Nos rapports étaient exécrables. Ma répugnance à son égard avait décuplé depuis que Pierre m’avait révélé ce que pouvait être l’amour, aussi avais-je obtenu quand j’étais revenue à Pray une séparation de corps définitive. Je ne pouvais supporter l’idée de subir de la part de Jean des gestes qui m’en auraient rappelé d’autres à la façon d’une caricature reproduisant grossièrement les traits d’un être aimé. Le moindre contact entre nous deux m’était odieux. Il le savait et s’en vengeait en m’interdisant toute relation masculine. C’était là sa façon de prendre sa revanche sur une infidélité qui avait en réalité bien davantage
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