Les amours blessées
exultait. Il tenait enfin son héritier, ce fils de son fils qu’il avait si longtemps attendu pour lui transmettre son nom ! Le petit Forese était devenu le roi de Talcy. Fatalement, Diane avait eu à pâtir de cet engouement. On ne lui témoignait plus qu’une attention distraite. On la délaissait. Seule, ma mère avait continué à traiter sa petite-fille comme elle le faisait avant la naissance de Forese. Quand elle venait me voir à Pray, elle amenait souvent Diane avec elle. Cassandrette et sa cousine n’avaient guère plus d’un an de différence d’âge. Très vite, ces quelques mois perdirent toute importance. Les deux enfants se sentaient l’une et l’autre isolées au sein de leur famille. Si les raisons de cet éloignement étaient dissemblables, les résultats étaient, eux, identiques. Souffrant d’une même défaveur, elles se rapprochèrent d’instinct. Leur affection fut d’autant plus solide qu’elles en manquaient par ailleurs. Elles s’aimèrent dès leurs premiers pas et ne cessèrent jamais de s’entendre à merveille. Il revenait à la mort de les séparer…
Je considère mes paumes ouvertes sur mes genoux.
La fin si injuste, si lamentable, de ma nièce fut pour moi comme pour ma fille un affreux déchirement.
Par la faute de l’intransigeance religieuse de mon frère, par la faute de la cruauté et de la bêtise de notre époque, Diane, cette enfant qui, la première, m’avait donné un avant-goût de ce que pouvait être l’amour maternel, cette créature ravissante, douce et tendre, fut conduite à se laisser mourir de chagrin parce qu’on lui refusait le droit d’épouser l’homme qu’elle aimait. Ce huguenot, cet ennemi, n’était autre qu’Agrippa d’Aubigné…
N’y a-t-il pas là une coïncidence étrange, bouleversante ? À vingt-cinq ans de distance, le plus illustre poète catholique et le plus prometteur des poètes réformés de ce siècle auront aimé deux femmes d’une même famille, la tante et la nièce, Diane et moi, du même amour fou et condamné, de la même passion dévastatrice et sans espoir…
Dans le silence de la nuit, François geint soudain d’une voix confuse, comme bâillonnée par la fatigue et le sommeil.
Marie soupire, remue la tête, ne parvient pourtant pas à se tirer de son lourd repos. Roulé en boule, Turquet, lui non plus ne se lève pas.
Je me précipite vers le berceau. François se remet à pleurer. Il a peut-être soif ? La guérisseuse ne l’avait-elle pas prévu ?
Un petit pot de faïence, muni d’un bec à versoir auquel a été fixée une fine mousseline à travers laquelle doit couler le lait de chèvre qui le remplit, attend au bord des cendres chaudes du foyer. Je vais le chercher et le pose sur une table voisine. Je soulève ensuite avec douceur l’enfançon. Comme il est léger, ce corps menu qui recèle cependant de si grandes espérances et inspire tant d’amour ! De peur de le faire souffrir, je le manie comme je le ferais du plus fragile cristal.
La bouche minuscule continue à être déformée par le chagrin jusqu’à ce que la tétine que je lui présente frôle ses lèvres. Alors, d’un mouvement presque brutal, François la happe soudain pour se mettre à tirer sur le mince tissu avec une sorte d’avidité douloureuse dont je ne sais trop quoi penser.
Je constate avec soulagement qu’il boit sans difficulté. Brûlé sur tout le dos et les jambes, il est forcément altéré. Plus qu’une reprise de son mal, ce besoin est peut-être la cause de ses pleurs…
Le tenir ainsi contre moi, blessé et pitoyable, si pitoyable, me remue tout entière, m’inonde de douceur angoissée et d’espoir tremblant. Pendant qu’il boit, je demeure suspendue à ses mines. Lorsqu’il détourne la tête, je dépose le pot à demi vide sur le sol.
François ne pleure plus. Il a maintenant un petit hoquet qui ressemble au cri répété d’une souris. Je le berce un moment avant de me mettre à marcher de long en large en chantonnant à bouche fermée, très bas, une vieille berceuse que je fredonnais autrefois à ma fille pour l’endormir. L’enfant ferme les yeux. Son souffle redevient égal. En faisant bien attention à ne pas déranger ce précieux sommeil, je recouche mon petit, puis je relance le feu en le garnissant d’abondance.
Le calme s’installe à nouveau. Le crépitement des flammes apporte derechef à ma garde nocturne sa note de confort et de réconfort.
Je retrouve mon
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