Les amours blessées
l’ennemi étranger et aux factieux de l’intérieur, en le conduisant au fil des ans à deux doigts de sa perte… Ne sommes-nous pas encore plongés en pleine tragédie ? Voyons-nous poindre la plus mince lueur à l’horizon ?
J’avais connu de tristes années après ma rupture avec Pierre, mais qu’étaient mes détresses personnelles à côté de celles que nous avons côtoyées, auxquelles nous avons été forcés de participer, qui ont traversé nos existences comme des tornades, qui, bien souvent, ont failli nous emporter ainsi que des fétus ?
Je considère de loin le berceau où dort mon petit François. Ai-je le droit de gémir sur les malheurs du temps alors qu’aucun des miens, non plus que moi-même, n’en a souffert directement ? Quand on a eu la chance de traverser un siècle comme le nôtre sans avoir été roué, écartelé, arquebusé, noyé, défenestré, pestiféré, ou pendu, on devrait passer le reste de sa vie à genoux à en remercier Dieu ! Avoir échappé à tant d’occasions de disparaître dans le déchaînement général relève du miracle !
Pourtant, les survivants que nous sommes n’ont pas l’air d’y penser. La guerre intestine, la peste, le choléra, n’ont jamais empêché la majorité de nos contemporains de vaquer à leurs occupations au milieu des appels des mourants et des ruines encore fumantes. On s’attendrit un instant, on enterre les morts, on éteint le feu, puis on retourne à ses affaires. Quant à la Cour, on ne s’y est sans doute jamais plus follement diverti, sans se soucier le moins du monde du lamentable exemple que cette frénésie d’indécentes débauches peut donner au reste de la population. « Carnaval et carnage » pourrait être la devise des deux derniers règnes. On y passa allègrement du massacre au bal et des tueries aux festins comme si c’était tout naturel. Et cela continue…
Une seconde fois, je vais boire un peu de lait chaud. Pour dissiper mes sombres réflexions, je m’approche de la fenêtre. À travers les petits carreaux enchâssés dans le plomb, je contemple le paysage de décembre. La campagne qui entoure notre forteresse est vide, nue, raidie sous l’hiver comme un défunt sous son drap. Seule, l’admirable géométrie des arbres dépouillés témoigne de la beauté d’une création dont la mauvaise saison a détruit les charmes sans parvenir à altérer la pureté des formes…
Soudain, un étonnant spectacle m’est offert. Les nuages noirs et cotonneux qui obscurcissent le ciel se déchirent. Ainsi qu’un long rectangle étiré, une ouverture en forme d’œil troue la nuit. La lune, pleine et ronde comme une prunelle, occupe pendant quelques instants le centre de cette orbite ouverte sur l’infini… Puis le vent bouscule les nuées. Le regard céleste se voile de crêpes échevelés, se déforme, se rétrécit, disparaît…
Je reste un moment derrière les vitres étroites à guetter le retour de l’étrange phénomène. Mais c’en est fini. La lourde paupière nébuleuse s’est refermée sur son mystère.
Y aurait-il là un signe ? Je suis persuadée que nous sommes environnés d’avertissements, d’indices, que nous ignorons le plus souvent ou que nous déchiffrons de travers. La lune ne me regarde-t-elle pas chaque fois que je suis en train de traverser un moment capital de mon existence ?
Au château de Blois, lors de ma première rencontre avec Ronsard, elle s’offrait comme une perle géante à mes quinze ans éblouis. Elle marbrait de veines bleutées le visage renversé que Pierre embrassait comme un fou la nuit de nos adieux, près du colombier de Talcy. À l’heure de la naissance de Diane, elle fut la première à baigner de sa clarté froide l’enfant qui devait m’apprendre ce que peut être l’amour voué aux fruits de nos entrailles. Cette nuit, enfin, alors que Pierre n’est plus, alors que je veille sur le fragile sommeil de mon unique petit-fils, pourquoi me poursuit-elle de sa prunelle opalescente ?
2
Sois-moi plus douce et prends de moi pitié…
Ronsard.
Faute de trouver une réponse satisfaisante aux questions que je me pose, je m’assure une fois encore du repos de l’enfant qui m’a été confié avant de me retourner vers les souvenirs enfouis dans ma mémoire… là où Pierre est encore vivant.
Mon frère aîné et mon mari se trouvent tous deux à l’origine de la première rencontre que j’eus avec lui au terme de cinq années de rupture
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