Les amours blessées
priais pour lui, je lisais ses vers avec mon cœur et ses déplorations m’arrachaient des larmes que je dissimulais ainsi que des trésors. Il me fut très difficile à ces moments-là de ne pas aller me jeter dans ses bras. Je l’aurais fait si je n’avais pas connu la force torrentueuse de ses désirs, ma propre faiblesse, et si je n’avais pas songé d’abord à ma fille.
Cassandrette s’épanouissait sous mes yeux et je ne me lassais pas d’assister à son éclosion. Le chant de la joie maternelle fusait en moi comme à l’aube celui de l’alouette. Son rire, sa confiance, ses élans, son intelligence, son charme, me comblaient.
Comment aurais-je pu mettre en péril le bel équilibre de mon enfant ? Notre mutuelle affection était mon bien le plus précieux. Pierre n’arrivait qu’ensuite. Il l’a su plus tard et s’en est plaint. Je n’ai jamais voulu le lui cacher. Je ne l’aurais d’ailleurs pas pu. C’était une évidence. Une évidence ne se discute pas plus qu’elle ne se dissimule.
Mais si ma fille détenait la première place, il arrivait, lui, tout de suite après. Aussi fus-je bouleversée quand je découvris, dans chacun des volumes regroupés par ses soins en vue de la première édition complète de ses vers, qu’à travers ces quatre recueils, il poursuivait sans se lasser son œuvre de substitution, d’effacement, de travestissement de ma personnalité. Suivant en cela la mode, il posait sur mon visage un masque afin de mieux le dérober aux regards curieux. Mon nom était retiré des pièces les plus révélatrices ou les plus licencieuses, celles qui m’avaient si durement blessée. Par ailleurs, d’adroites variantes en transformaient les passages trop audacieux à mon goût. Elles tendaient à éloigner de moi tout soupçon. Parfois, Pierre en arrivait à renier de précédentes affirmations, souvent parmi les plus flamboyantes. Enfin, sur sa demande, dans le commentaire placé au début du deuxième livre par son ami Rémy Belleau, se trouvait un véritable mea culpa de l’auteur qui examinait sa conscience et se reconnaissait fautif à l’égard de sa Dame…
La gratitude que j’en éprouvai dès ma lecture terminée, m’orienta aussitôt vers l’idée d’un pardon définitif. Ce qui en retarda l’exécution fut une autre aventure dont Pierre ne tarda pas à parler. Une récente conquête l’enflammait. Il s’agissait d’une femme qu’il a nommé Genèvre…
De nouveau, son tempérament impétueux l’avait entraîné sur une piste toute chaude. Il a lui-même raconté avec cette tranquille impudeur qui le caractérisait qu’un soir d’été, alors qu’il se baignait dans la Seine du côté du Pré-aux-Clercs, il avait aperçu sur la rive, dansant et chantant, une jeune femme qu’il avait jugée charmante. Il s’était alors précipité à ses genoux, s’en était fait reconnaître et n’avait pas tardé à lui adresser un poème où il évoquait pêle-mêle son amour pour moi, son aventure avec Marie, et concluait d’une façon qui me sembla maladroite et même ostentatoire :
Maintenant je poursuis toute amour vagabonde,
Ores j’aime la noire, ores j’aime la blonde…
Sur le moment, cette déclaration me choqua. J’en ressentis peine et mortification. J’ajournai à plus tard le pardon si près d’être accordé…
À présent que cette péripétie sentimentale est bien loin, il me semble que j’aurais dû admettre qu’il était légitime pour Pierre de se divertir à sa guise. À travers ce qu’il en a dit par la suite, je serais tentée de croire qu’il a été heureux, du moins de façon passagère, avec cette Genèvre. Il le fut si rarement au cours de sa vie que je ne me sens plus le droit d’en prendre ombrage. Dans son avertissement préliminaire que faisait-il d’autre que d’exposer loyalement à sa nouvelle amie l’état qui était le sien ? Celui d’un homme dépourvu de chances en amour, alors même qu’il ne pouvait s’en passer… celui d’un homme qui, à défaut d’une passion toujours espérée, jamais obtenue, se contentait de papillonner de belle en belle, de fleur en fleur…
Maintenant que Pierre n’est plus ici pour raviver par ses frasques incessantes mon indignation amoureuse, j’éprouve une sorte de complaisance envers ses brèves aventures. En n’offrant à Genèvre qu’une liaison sans lendemain, il reconnaissait implicitement qu’il n’avait plus rien d’autre à donner que
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