Les amours blessées
à tête avec celle qui représentait toute la douceur de ma vie, étaient la récompense de mes journées amères.
S’il faisait froid, nous nous installions toutes deux dans ma chambre, devant le feu. Nous buvions du lait d’amande, croquions des massepains, des confitures sèches, du fenouil ou de l’angélique confits, que l’enfant adorait. Je lui apprenais à jouer du luth, je lui lisais à haute voix des poèmes ou des contes, nous faisions des parties de dames, nous fabriquions des canivets dont la mode faisait fureur. Pourvue de doigts très fins d’une grande adresse, Cassandrette s’entendait à merveille à découper les enluminures que nous avions choisies auparavant, elle et moi, d’un commun accord. À l’aide d’un canif à manche de buis, elle confectionnait des dentelles de papier qu’elle appliquait ensuite sur des fonds de couleur vive. Les figures ou les motifs ainsi présentés se détachaient avec élégance au centre de cet entourage délicat que faisaient ressortir les chaudes nuances des feuilles colorées. Nous décorions nos murs de ces canivets dont certains pouvaient être considérés comme de petits chefs-d’œuvre.
S’il faisait beau, nous accomplissions de lentes promenades dans le jardin pour respirer l’odeur de la campagne nocturne. L’arôme du thym se mêlait à celui des œillets poivrés ou du réséda dont j’enseignais au passage les noms à ma fille.
Je lui apprenais aussi à distinguer les constellations les unes des autres, à reconnaître les principales étoiles de notre hémisphère, à jalonner en esprit les immensités célestes à l’aide des astres comme points de repère.
Le nez en l’air, nous nous échappions loin des contraintes quotidiennes, afin de parcourir en imagination les prairies bleues du ciel.
Jappant à nos chausses, mon petit chien nous rappelait bien vite aux réalités et nous faisait revenir sur terre où il entendait bien que nous nous intéressions à lui.
— Ma mère, j’aimerais demeurer cette nuit avec vous, me disait parfois Cassandrette. J’aime tant dormir près de vous !
— Moi aussi, ma chérie, assurais-je, moi aussi.
Pourquoi nous aurais-je privées de cet innocent plaisir ?
Une fois couchées, les courtines tirées, Guillemine installée comme de coutume au pied de mon lit, doucement éclairées par la cire blanche de ma veilleuse-mortier, nous nous sentions à l’abri de tout. Enfouies entre nos draps de toile fine qui avaient été bassinés avec soin si c’était l’hiver, nous nous blottissions dans les bras l’une de l’autre et je racontais à ma fille des histoires. Je sentais contre le mien le corps gracile de mon enfant et je me retrouvais reportée au temps de ma grossesse, temps béni où nous partagions la même enveloppe de chair. Son souffle caressait mon cou, ses mèches légères frôlaient mes joues qu’elles chatouillaient… Nous nous endormions sans nous en apercevoir pendant que je contais de folles aventures imaginaires où s’affrontaient géants et fées dans un univers où la tendresse l’emportait toujours sur la haine…
Dieu sait, pourtant, que les temps présents ne sont pas tendres ! Les jeunes années de Cassandrette furent environnées de conflits avec l’étranger, de guerres civiles, de meurtres, de morts violentes, de crimes de toutes sortes.
Fasse le Ciel que mon petit-fils ne connaisse jamais de jours aussi troublés, que jamais il ne voie pareille tourmente, pareille horreur ! Le sang et la haine, la haine et le sang, partout, durant de si nombreuses années ! Les chrétiens divisés, les familles brisées, des frères, des enfants, des parents qui se maudissent et s’entre-tuent ! Les efforts de notre pauvre reine anéantis, les traités dénoncés, les accords reniés… Quand donc cette abomination prendra-t-elle fin ?
La mort prématurée d’Henri II a ouvert les portes à la fureur et à la dissension. Il a été donné aux gens de notre époque d’assister à un événement terrible : l’écroulement de la chrétienté dans le feu de l’exécration mutuelle des catholiques et des réformés. Nous avons vu naître et se développer les divisions irréparables qui ont mis en lambeaux la tunique sans couture du Christ !
Les guerres italiennes ou les combats contre l’Empereur qu’avait connus ma jeunesse, étaient peu de chose en comparaison de la rage homicide qui devait par la suite ravager notre malheureux pays en le livrant à
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