Les amours blessées
est irrévocable. Ce sera mieux pour nous deux, Pierre, croyez-moi.
— Pour nous deux ou pour nous trois ? demanda-t-il en esquissant un mouvement afin de se mettre debout.
Je secouai la tête en serrant les lèvres. Il ne me ferait pas dire ce que je ne voulais pas !
— Écoutez-moi, Pierre, écoutez-moi ! suppliai-je en appuyant à mon tour mes mains sur ses épaules dans l’intention de le maintenir assis. Je vous offre une occasion de dompter vos passions, de les soumettre, de vous imposer à vous-même comme votre propre maître, de dépasser les bornes ordinaires des attachements humains pour atteindre à la fusion éternelle de nos âmes !
Je relâchai mon étreinte et me redressai.
— J’ai connu une petite Cassandre de quinze ans qui ne parlait guère autrement, soupira Pierre en se relevant du banc où je l’avais contraint à rester. Décidément, mon cher amour, vous tenez à me rendre meilleur que je ne suis !
— Non pas ! Je veux seulement vous aider à extraire le fragment le plus précieux de votre être pour le mettre en lumière. N’arrache-t-on pas à sa lourde gangue un diamant de prix pour le faire étinceler au soleil ?
— Ne craignez-vous pas de tailler ainsi dans le vif ?
— Le vif n’est pas notre chair mortelle, non plus que nos sentiments communs ! Le véritable vif c’est ce qui ne peut pas mourir, c’est notre part de divin !
— Vous me souhaitez parfait.
— Par votre art, vous êtes déjà un être d’exception. Pourquoi ne le deviendriez-vous pas aussi par votre quête spirituelle ?
— C’est une conversion à l’amour désincarné que vous me proposez là, Cassandre !
— Et si c’était la plus grande preuve d’amour que je puisse vous demander ?
Touché, Pierre se troubla. Il resta un moment silencieux, les yeux baissés, puis, en soupirant, il mit un genou en terre devant moi.
— Bénissez-moi, dit-il d’une voix rauque, bénissez-moi ! Si je parviens jamais à être sauvé, c’est à vous que je le devrai. Vous m’aurez fait gagner malgré moi mon salut éternel.
Je me penchai et le baisai au front.
— Nous parviendrons peut-être à nous rencontrer de temps à autre, dis-je en manière d’adieu, mais ce ne sera pas facile. Cependant, où que nous soyons et quoi qu’il puisse advenir, nous saurons tous deux que nos vies demeureront liées à jamais. Cela seul importe !
Quand je me retrouvai dans la rue avec Guillemine, avant de passer chez la gantière, je marchai d’un pas affermi. Il me semblait être déchargée d’un lourd fardeau. Je me sentais triste, mais aussi en paix avec moi, avec les autres, avec l’univers, comme après une confession. Je venais enfin de parvenir au but que je m’étais fixé au temps de ma jeunesse et vers lequel les circonstances m’avaient ramenée de force.
Clerc et tonsuré, Pierre n’avait pas voulu renoncer à l’unique source de revenus qui lui restait accessible depuis qu’il avait dû abandonner tout espoir de carrière militaire. Il ne le pouvait pas. Mon mariage était venu ajouter une nouvelle entrave à la première. Les trois mois d’amour fou que nous avions connus par la suite n’avaient rien changé. Que concevoir de durable, de stable en de telles conditions ? À présent comme jadis, il n’y avait qu’une façon de faire : bâtir sur la fidélité à une affection pure, sur la certitude que cet attachement durerait, une union intemporelle, protégée par son caractère même des périls inhérents à tout ce qui est périssable.
J’avais réussi à convaincre de cette évidence un homme sensuel et toujours tenté par le désir. J’étais parvenue à me faire un ami de cœur de celui qui ne pensait un moment plus tôt qu’à me posséder charnellement. Je ne pouvais rien espérer de mieux.
Je n’avais plus à trembler pour l’avenir de ma fille. Je le savais assuré. Aucune menace, aucun nouvel accroc, ne risquaient désormais de compromettre ou de briser un destin dont j’aurais contribué par mon attitude à rendre possible l’épanouissement. Il était en effet clair que, cette fois-ci, rien ne viendrait remettre en question l’engagement pris par Ronsard. Son acquiescement final aussi bien que sa gloire l’entraîneraient toujours davantage vers des chemins fort divergents des miens.
Je venais de livrer mon dernier combat…
Cette assurance m’apporta une sérénité qui ne cessa d’éclairer ensuite les années qui nous restaient
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