Les amours blessées
parvenant près du colombier, ma mère s’immobilisa.
— Que comptez-vous faire ? me demanda-t-elle.
Le savais-je ?
— Je ne reviendrai pas sur les avantages d’une union avec Jean de Pray, reprit-elle. Ils sautent aux yeux. Votre père et moi, vous le savez, serions fort satisfaits si vous décidiez de l’épouser. Cependant, nous ne vous forcerons jamais à vous unir à un homme qui vous déplairait. Est-ce le cas ?
Je soupirai.
— Non… Je ne crois pas…
— Très bien. S’il ne vous déplaît pas, pourquoi demeurer aussi évasive à son égard ? Chaque fois qu’il fait un pas en avant dans votre direction, vous en faites un en arrière.
— Il ne me plaît pas non plus…
Ma mère serra les lèvres, puis se mit en devoir d’ouvrir la haute et lourde porte du colombier. Elle fit quelques pas à l’intérieur de cette sorte de tour dont les murs étaient creusés de centaines de boulins. Chacun de ces alvéoles emplissait mes parents de fierté. Seuls les nobles détenaient en principe le droit de faire édifier de semblables bâtisses où on élevait un couple de pigeons pour trois arpents de terre possédés. Obtenir l’autorisation de construire un colombier était un privilège des plus estimés. La parenté de mon père avec la Dauphine expliquait sans doute cette dérogation à une habitude admise et confirmée par la coutume.
Dans un fracas d’envols, dans un tourbillon d’ailes, dans un brassage de plumes virevoltantes, dans un remugle assez peu ragoûtant, les pigeons quittèrent leurs niches pour environner celle qui s’approchait des femelles en train de couver, les soulevait, examinait les petits.
Je revois la scène avec précision. Certains se posaient sans façon sur les épaules que recouvrait une marlotte de simple mousseline verte bouillonnée, sur la tête aux cheveux relevés par des arcelets et couverts d’un attifet, ou même sur les belles mains qui sortaient de manchettes godronnées 2 en batiste blanche.
Quand elle en eut fini, ma mère recula, fit un geste des bras pour disperser les volatiles, puis revint vers moi qui l’attendais sur le seuil.
Il fallut nous y reprendre à deux fois pour parvenir à fermer la porte.
— Alors, ma fille, que dois-je conclure de tout ceci ?
Elle inspectait ses manchettes où s’accrochaient de fins duvets, mais son regard n’était pas celui d’une femme préoccupée de sa toilette.
— J’avoue mal vous comprendre, reprit-elle. Un jeune gentilhomme, beau, charmant, s’éprend de vous, vous courtise, laisse clairement entendre qu’il ne souhaite qu’une chose, vous prendre pour femme et vous faites la fine bouche, vous tergiversez sans fin…
— Je ne connais Jean de Pray que depuis le mois d’avril dernier, dis-je pour tenter de minimiser les choses. C’est peu. Je n’ai pas encore d’impression définitive à son propos.
Ma mère haussa les épaules. Son calme habituel semblait devoir la quitter.
— Le mariage est, certes, une chose trop sérieuse pour qu’on s’y décide à l’étourdie, je vous le concède, Cassandre, répondit-elle. Mais enfin, en trois mois, on se fait une opinion. Vous voyez ce jeune homme plusieurs fois par semaine, si ce n’est chaque jour. Vous devez bien savoir quoi penser de lui !
Je baissai la tête.
— Je reconnais qu’il n’est pas sans qualités, soufflai-je, mais je ne l’aime pas.
Ma mère frappa dans ses mains.
— Voilà ce que j’attendais ! Le grand mot est lâché ! L’amour ! Les romans que vous avez lus, ma pauvre enfant, vous ont tourné la cervelle. Le mariage est autrement important que toutes vos histoires sentimentales ! Il s’agit de vous établir et de bien le faire. Non pas sur un coup de cœur, mais sur des assurances, des certitudes, après avoir pesé le pour et le contre. Dans un mari, l’essentiel ne relève pas des sentiments. Il s’agit d’une bonne réputation, de l’importance d’une charge, du degré de noblesse, de la fortune, des appuis à la Cour. Si l’homme a du charme, de l’élégance, de l’attrait pour vous de surcroît, que demander de plus ?
— Jean de Pray possède sûrement toutes les qualités requises, je le reconnais, mais je trouve je ne sais quoi en lui qui me glace…
— Je ne sais quoi ! Voilà bien un langage d’enfant, de l’enfant que vous êtes encore ! Il n’y a rien de sensé dans ce que vous me dites. Donnez-vous donc, je vous prie, la peine de réfléchir un peu.
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