Les amours blessées
plus de me voir ravalée à l’état d’amie occasionnelle d’un poète en quête de fortune !
Je pouvais bien sangloter par un allègre matin de mai, au pied d’un châtaignier sous l’ombrage duquel Pierre, un an auparavant, m’avait quelque peu chiffonnée… ce chagrin n’était pas causé par une séparation à laquelle on aurait pu imaginer quelque remède, mais par la découverte implacable d’une vérité qu’il me fallait regarder en face : nous n’avions pas d’avenir commun, Pierre et moi !
Ne va pas croire, Guillemine, que je tente à présent de justifier un acte qui, de toute façon, reste une trahison. Non. Je ne veux pas me disculper devant toi d’un reniement qui, avec ou sans excuse, demeure une mauvaise action. Ce que je voudrais exprimer, c’est l’immense désarroi d’une enfant de seize ans qui s’aperçoit trop tard qu’elle a, depuis une année, considéré les choses à travers un prisme ; que son imagination l’a abusée tout autant que son cœur ; qu’au bout d’une route creusée d’ornières où elle risque de s’enliser, la solitude l’attend.
J’ai eu peur. Oui, Guillemine, ce fut une sorte de panique qui s’empara de moi à Talcy à ce moment-là…
Il est aisé, maintenant qu’on sait ce que fut mon existence conjugale, ainsi que le destin éblouissant de Ronsard, de m’accuser d’aveuglement. Comment pouvais-je, avant que tout ne commençât, pressentir ce que nous réservait à chacun la destinée ?
J’aurais dû, peut-être, faire confiance à l’amour de Pierre. Me laisser emporter par cette haute vague qui n’attendait que mon accord pour m’entraîner vers les horizons illimités de la passion… Sans doute, j’aurais dû le faire… Mais, par la suite, je ne suis pas restée non plus la seule aimée, l’unique ! Tant d’autres ont été, plus ou moins sincèrement, chantées par lui ! Si je l’avais écouté, mon poète aurait-il su se montrer plus fidèle ? Ce n’est pas certain…
Et puis, vois-tu, je n’étais pas taillée dans l’étoffe dont on fait les grandes amoureuses capables de suivre à travers les tempêtes l’homme de leur vie. J’étais née pour les bonheurs tranquilles, les avenirs soigneusement tracés, les existences sans trouble…
Un constant souci de respectabilité, une crainte assez sotte du qu’en-dira-t-on m’animaient aussi. M’animent toujours, malgré les ans et les efforts accomplis pour m’en défaire. Je m’en accuse d’autant plus volontiers que j’ai, depuis longtemps, pris la mesure de l’inanité de ces sentiments, mais cette triste constatation ne m’aide en aucune manière à m’en libérer. À cinquante-cinq ans, je demeure aussi vulnérable, aussi peu armée pour les luttes que je l’étais à quinze ans !
Ma vie manquée ne m’a pas endurcie. Le respect humain continue à me dicter une conduite que tous s’accordent à juger irréprochable, sans se soucier de savoir ce qui se cache sous une telle apparence… Parmi mes amis, mes relations, qui donc se préoccupe de savoir si la paisible Cassandre de Pray est heureuse ou ne l’est pas ?
Quand j’y songe, je me dis qu’en réalité, pas plus que les folies que je n’ai pas accomplies, ma sagesse tant vantée ne m’a apporté le bonheur… Je ne devais pas avoir été mise au monde pour un tel couronnement.
Du temps où je pleurais à Talcy sur des bouquets que je laissais faner entre mes doigts, c’était sur cette triste évidence que je versais des larmes mais je ne le savais pas.
Durant l’été qui suivit mes mélancoliques promenades dans le parc, la cour de Jean de Pray se fit plus pressante.
— Cassandre, me dit ma mère soucieuse, un dimanche matin, au sortir de la messe, Cassandre, il va falloir vous décider.
Après avoir entendu l’office, nous nous étions rendues par la galerie extérieure vers le colombier afin d’y examiner les jeunes couvées. Ma mère ne laissait ce soin à personne. Ce devait être en juillet. Le parc de Talcy vivait une de ces heures miraculeuses que la nature accorde parfois sous nos climats aux pauvres mortels pour les séduire. La pureté du ciel, la fraîcheur de l’ombre encore emperlée de rosée sous les noyers, la gaieté d’un jeune soleil dont les rayons traversaient les frondaisons pour joncher de taches blondes allées de sable et herbe drue, les senteurs agrestes aussi, tout se liguait pour faire de cette matinée un instant de grâce parfaite.
En
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