Les amours blessées
Montoire, je croyais que vous étiez parvenu à m’oublier. Dès que j’ai croisé vos yeux, j’ai su qu’il n’en était rien.
Il eut un mouvement. Je l’apaisai d’un geste.
— Je devine ce que vous pensez, Pierre. Il est vrai que nous nous voyons peu et mal. Aussi ai-je un projet. Vous savez sans doute que ma belle-famille possède près de Vendôme une demeure autre que ce château de Pray qui est, lui, le fief d’origine. Or je ne me plais pas ici. Tout le monde s’en aperçoit. Je vais proposer à Jean un changement de résidence en usant d’un argument qui ne peut que lui convenir : la nécessité de nous tenir à proximité du duc de Bourbon. Il serait convenable, quand ce prince loge dans une de ses forteresses des bords du Loir, que Jean se trouve à sa portée. J’évoquerai aussi mon désir d’habiter une région plus riante. Je suis à peu près certaine que, pour une fois, mon mari et moi, tomberons d’accord sur ce point. Si tout se passe comme je le suppose, nous ne tarderons pas à quitter Pray pour nous rendre à Courtiras, en aval de Vendôme, non loin des rives de votre chère rivière…
— Vous délaisseriez votre Loire pour mon Loir ! s’écria Pierre. Dieu juste ! Vous allez enfin vous rapprocher de moi !
La joie qui éclairait soudain ses traits était éclatante. J’eus l’impression qu’une main invisible venait, d’un geste, d’y effacer les traces inscrites par le chagrin, pour lui rendre le clair visage plein d’ardeur et d’enjouement qui était naturellement le sien.
— Si vous vous installez à Courtiras, reprit-il avec entrain, je ne tarderai pas à quitter Paris. J’y ai assez étudié le grec et le latin. Le nouveau Roi ne semble pas avoir apprécié à sa valeur le poème que je lui ai adressé lors de son entrée dans la capitale, Dorat s’est marié, mon ami du Bellay s’est distingué en faisant paraître un manifeste sur la défense et l’illustration de la langue française, il est temps pour moi de penser à mon œuvre. Je veux sans plus attendre publier un recueil de mes odes. Ce genre de travail demande du calme. Je ne le trouverai pas dans les embarras de la grand-ville. Le moment est venu de rentrer au pays. Surtout si vous y êtes… Il ne me reste plus qu’à trouver une maison à louer à Vendôme !
8
Pour y fonder ta demeure choisie.
Ronsard.
Courtiras ! Ce domaine reste pour moi une terre d’élection. La maison d’un certain bonheur. Mais le bonheur est-il jamais autre que passager ? Il en est de lui comme d’îlots lumineux au sein d’une mer agitée. On y aborde parfois. On n’y demeure jamais bien longtemps. Chaque fois, cependant, on croit entrevoir le paradis… Le mien fut court, il est vrai, traversé et suivi de bien des orages. Pourtant il a existé. Dans ce paysage de prés et d’eaux courantes, sous les ombrages de ce parc. Nulle part ailleurs. Personne ne pourra me dépouiller de ces souvenirs-là !
Après le Talcy insouciant de mon enfance, de mon adolescence, Courtiras fut le havre de ma vie de femme.
Tu l’as aimé, toi aussi, Guillemine. Ne me l’as-tu pas souvent dit ? Il me semble même savoir que, de ton côté, tu y as connu certaines heures de joie… Je ne te demande rien. Garde tes secrets. Je sais qu’ils sont ton trésor…
Revois-tu cet endroit béni comme je le revois ?
Le manoir est situé à mi-pente d’un tertre, au cœur d’un val, à l’écart de la rivière mais non loin d’elle. Devant la façade, une prairie cernée de saules et de trembles, traversée par un ruisseau. Derrière la demeure de pierres blanches, construite au début de ce siècle, un potager, un verger, un bois conduisant par des sentiers moussus à une forêt de haute futaie.
De l’autre côté de la route qui chemine à flanc de coteau, vers le bourg, coule une fontaine miraculeuse dont l’eau bienfaisante guérit les maux d’yeux. J’y ai soigné Pierre… Elle alimente deux bassins. Dans le second pousse le cresson le plus vert, le plus dru que j’aie jamais vu. Le bruit de source m’accompagnait comme une présence rafraîchissante durant les si nombreuses heures matinales ou vespérales, de printemps ou d’été, que j’ai passées dans mon jardin, dans la prairie ou sous les branches de nos arbres. J’ai tant aimé cette terre ! Je connaissais chaque semis, chaque parterre, chaque bosquet, chaque cache ombreuse, chaque tapis herbu, le moment des floraisons de chaque espèce, de
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