Les amours blessées
maturité de chaque fruit. Le verger, les prés, le bois ne recelaient aucun secret pour moi. Je les avais embellis en y faisant planter des essences nouvelles rapportées de leurs lointains voyages par les navigateurs : des acacias, des thuyas, des pistachiers, un platane…
Mais j’avais tout spécialement élu certains endroits choisis. Un berceau de vigne aux feuilles si bellement ciselées, aux vrilles vigoureuses dont je suçais le suc acide. L’automne y suspendait de longues grappes cuivrées à odeur de miel. Je m’y réfugiais aux heures chaudes pour lire ou faire de la musique. Le soir, afin de m’abriter du vent, je me promenais entre les hauts murs taillés d’une charmille et j’allais cueillir, certains matins, des brassées de menthe sauvage au bord du ruisseau où se dressaient touffes d’iris d’eau et roseaux. Je les répandais ensuite dans ma chambre qu’elles poivraient de leurs senteurs agrestes.
Je me suis tout de suite sentie plus libre, plus heureuse, à Courtiras qu’à Pray. Il en est des maisons comme des êtres. Entre certaines d’entre elles et nous aucune affinité ne semble possible. Avec d’autres, et Courtiras était de celles-là, un phénomène d’amitié naît et se développe de façon spontanée.
Dès mon installation, j’ai su qu’il existait une relation de cette sorte, une entente préétablie, entre ma nouvelle demeure et moi. Je me sentais à l’aise sous son toit, à l’abri de ses murs. Non seulement elle m’avait acceptée mais elle veillait sur moi et se complaisait à ce rôle de gardienne. Je la devinais protectrice, bienveillante, attentive. Je me confiais avec abandon au génie du lieu.
Des divers endroits où j’ai vécu, Courtiras m’apparaît comme le seul dont je puisse affirmer qu’il m’ait réellement appartenu. Je m’y sentais chez moi. Contrairement à ce qui s’était passé à Pray, c’était mon mari qui y faisait figure d’étranger ! Il n’y séjournait d’ailleurs qu’en passant et ne venait plus que de loin en loin me rejoindre dans ma chambre. C’est peut-être pour cette raison que j’ai tant goûté le charme de cette belle pièce.
Éclairée par deux fenêtres à meneaux donnant sur la prairie et le vallon, précédée d’un cabinet tendu de soie rose, elle-même décorée d’un damas représentant des oiseaux et des fleurs avec des entrelacs de velours corail en forme de grenades, ma chambre contenait un vaste lit à baldaquin. Très large, très moelleux. J’y passais des heures de repos délicieuses. De riches courtines de tapisseries l’isolaient à volonté du reste de la pièce. Des coffres sculptés en chêne foncé, une table de noyer où se trouvaient mon écritoire, mes plumes et ma cire à cacheter, un paravent en cuir de Cordoue pour me protéger des courants d’air, quelques sièges à hauts dossiers agrémentés de coussins de velours, un prie-Dieu surmonté d’un triptyque peint à la mode italienne chère à mon père, le miroir vénitien de mon premier bal qui m’avait suivi de logis en logis depuis Blois, la meublaient. J’y avais apporté une note encore plus personnelle en y disposant des flambeaux d’argent munis de bougies de couleur, des vases en faïence que je remplissais de fleurs ou de feuillages, certains tableaux donnés par mes parents, ma harpe d’ébène à incrustations de nacre, ma petite lyre, et enfin la cassette où se mêlaient mes bijoux de jeune fille et de jeune femme. En son fond de velours se cachait un certain anneau…
Dans la garde-robe attenante où je conservais mes vêtements, j’avais soigneusement fait ranger le cuvier de bois dans lequel je me lavais, une chaise percée dont la cuvette était en argent, le grand coffre de tapisserie contenant les objets indispensables à ma toilette : miroir à main au cadre de vermeil, cassolettes, sac à éponges, sachets de lingerie contenant les serviettes en toile de Hollande avec lesquelles je m’essuyais au sortir du bain, et plusieurs couvre-chefs de linon pour la nuit. Sur une table devant laquelle je prenais place pour me faire coiffer, j’avais disposé je ne sais combien de petits pots contenant poudres odorantes, fards, pâtes et onguents ; brosses à manche d’ivoire ou d’écaille, étuis de velours pour mes peignes…
Vois-tu, j’ai conservé certains de ces objets, mais beaucoup ont disparu à présent. Ce m’est une modeste joie d’y songer, d’évoquer comme une litanie tout ce qui
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