Les amours blessées
présentation. Je décidai donc d’accompagner mon mari à cette fête. La charge qu’il occupait dans le duché impliquait en effet sa présence en de pareilles occasions.
L’importance donnée à l’événement nécessitait également qu’il y assistât en ma compagnie.
Je me souviens du temps gris mais point vraiment froid qu’il faisait ce jour-là. Les pluies des semaines précédentes avaient inondé les prés. Une humidité brumeuse flottait sur la vallée.
Soucieuse de me montrer à Pierre sous mon meilleur jour en vue de retrouvailles qui demeuraient délicates, j’étrennais pour la circonstance un corps baleiné et un large vertugade de couleur miel. Une jupe et des crevés de taffetas ivoire les agrémentaient. Des boucles d’oreilles porteuses de longues perles baroques glissaient comme des gouttes de lait le long de mon cou. J’avais entrelacé mes cheveux de perles, ainsi que Pierre aimait jadis me le voir faire. Enfin, je portais un bouquet d’hellébores blancs à la main.
En dépit de la présence de mon mari, ou peut-être à cause d’elle, mon cœur battait dans ma poitrine comme celui d’une pucelle amoureuse quand je pénétrai dans la haute salle gothique décorée de guirlandes de feuillage, de banderoles aux armes du duc, de tapisseries illustrant les hauts faits de la maison de Bourbon. Des torchères fichées dans les murs éclairaient brillamment la foule des invités qui se pressaient autour du couple ducal.
Je ne m’étais pas trompée. Ronsard se trouvait bien parmi les gentilshommes de la province.
M’attendait-il ?
Tourné vers l’entrée, il surveillait à son gré les allées et venues de chacun.
Aussitôt que je l’eus aperçu, nos yeux se rencontrèrent, se joignirent, se lièrent… Les miens devaient trahir mon émoi. Pierre sut interpréter leur message. Il y répondit. Je compris que j’étais pardonnée…
… Dès le jour que j’en refus blessé,
Soit près ou loin, je n’ai jamais cessé
De l’adorer de fait, ou de pensée,
a-t-il écrit plus tard. Il est vrai que l’amour, qui n’était point mort mais seulement écarté, se réveilla, triomphant du temps et des rancœurs, pour régner de nouveau sur nous.
Je n’étais plus alors une enfant joueuse et innocente, un peu cruelle aussi, mais une femme meurtrie, avide de bonheur, de tendresse, une femme qui avait une revanche à prendre sur le sort.
Dans cet échange de regards, tant de choses passèrent que je pressentis sur-le-champ les tendres espérances, mais aussi les rudes difficultés que nous allions avoir à rencontrer. Je l’acceptai. J’y aspirai.
Mon mari, qui ignorait tout de nos amours, parut content de retrouver un cousin qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.
— Pour te faire pardonner ton absence à nos noces, dit-il avec un ton de propriétaire, il te faut venir nous rendre visite à Pray. Je serai charmé de t’y recevoir. Cassandre aussi, bien entendu.
Une seconde fois, nous nous sommes regardés…
Ce soir-là, je n’ai pas trouvé l’occasion de lui parler seule à seul. Jean ne me quitta pas. Il me présenta au duc et à la duchesse qui m’accueillirent fort gracieusement avant de converser avec nous un moment. Le duc était un bel homme gai et rieur, certains disaient léger, favorisé d’un aimable embonpoint. La duchesse avait un visage plus austère mais une expression pleine de finesse et d’intelligence. Les vêtements brodés et surbrodés qu’ils portaient tous deux brillaient comme des soleils.
Après avoir quitté nos nobles hôtes, il nous fallut saluer puis entretenir une à une toutes nos relations du Vendômois…
De loin en loin, je croisais Pierre. Nous continuions à échanger de brefs regards, nous lançant ainsi des messages qui ne pouvaient être saisis que de nous.
Je remarquai qu’en deux ans les traits de mon poète s’étaient accusés. Bien qu’encore très jeune (il avait vingt-quatre ans) je le jugeai mûri. Je le trouvai encore plus beau que dans mon souvenir et en fus délicieusement remuée. Je me pris à penser qu’il avait souffert par ma faute mais que cette blessure avait approfondi ses sentiments, mis à nu son cœur, sans doute permis à son art d’aller plus avant dans la formulation de sa peine ainsi que dans celle de sa sensibilité amoureuse.
En rentrant à Pray, je me sentais portée par une excitation joyeuse comme je n’en avais plus jamais ressentie depuis que je vivais à l’ombre de
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