Les amours blessées
personne et de mon temps, je mis en veilleuse les activités mondaines auxquelles je ne m’adonnais que pour égarer les soupçons de mon époux, et consacrai la majeure partie de mes journées à Pierre et à son ami.
Ce fut alors que j’appris à mieux connaître Joachim.
Nous nous réunissions tantôt chez moi, tantôt chez Pierre où je pouvais à présent me rendre sans offenser la bienséance. La présence d’un tiers interdisait à mon trop pressant ami toute velléité de privautés excessives.
Il faisait froid. Il neigea d’abondance en janvier et tout au long de février. De cet hiver-là, je n’ai rien oublié…
Enveloppée de fourrures, j’arrivais rue Saint-Jacques au milieu d’une sarabande de flocons. Pierre m’attendait derrière la porte. Ne voulant laisser à personne d’autre le soin de m’accueillir, il tenait à m’ouvrir lui-même pour être le premier à me voir. Puis il m’entraînait devant le grand feu qui brûlait dans la salle gothique de sa demeure et me faisait servir du vin chaud et des crêpes fourrées au miel dont il savait que j’étais gourmande.
— Buvez, mangez ! J’aime vous regarder ainsi, les joues rosies par le froid, les yeux brillants comme des étoiles, traînant dans les plis de votre robe l’odeur de la neige et du gel !
Un livre à la main, du Bellay ne tardait pas à venir nous rejoindre. Nous nous lancions alors dans d’interminables conversations dont la plupart avaient trait à la nécessité de renouveler la veine poétique de notre temps. Nous nous amusions aussi fort souvent à critiquer sans pitié les poètes vieillissants qui demeuraient bien en cour.
Pierre conservait une amertume certaine envers Henri II qui ne l’appréciait pas et lui préférait un poète-courtisan comme Mellin de Saint-Gelais. En dépit de la faveur dont bénéficiait l’ami Carnavalet, Ronsard n’avait pu s’imposer dans le cercle étroit des favoris du Roi. Sans doute n’avait-il pas eu l’échine assez souple pour flatter Diane de Poitiers, toujours toute-puissante sur le cœur du souverain, ni pour se concilier les bonnes grâces de ceux qui encensaient le couple adultère sans le moindre scrupule.
Avec confiance et candeur aussi, Pierre avait pensé que son premier recueil, si riche de nouveautés, soulèverait l’enthousiasme de la Cour et de la ville. D’avance, il s’était vu acclamé par les grands et par les gens cultivés. Malheureusement pour lui, le goût de nos contemporains demeurait alors fort conventionnel. Vouloir renouveler le souffle poétique français avait paru aux rares lecteurs de Ronsard une entreprise dénuée de sens et dépourvue du moindre intérêt. Ils lui préféraient de beaucoup rondeaux ou épi-grammes licencieux, remplis de sous-entendus grivois, qui étaient alors de mode.
— Seuls les poèmes d’amour font recette, assurait du Bellay. Il y en a peu dans ton recueil. Tu devrais t’y mettre, ami ! Tu en tirerais gloire, crois-moi, plus vite qu’avec tes Odes !
— J’en écris aussi, disait Pierre. Vous le savez tous deux. Mais ils parlent de passion véritable et non pas d’amourettes plus ou moins obscènes !
— La princesse Marguerite vous a cependant fait savoir qu’elle goûtait vos vers, protestai-je pour redonner confiance à mon poète. Chacun sait que la sœur de notre Roi est un modèle d’érudition, de science et de vertu. Son jugement est d’un grand poids.
— L’une de mes Odes lui est dédiée, soupirait Ronsard, mais ce geste n’a pourtant pas suffi.
— Peu importe ! Ton génie éclate dans cet ouvrage de façon si évidente qu’il n’est que de lui faire confiance. En refusant de te soumettre à une mode sans avenir, tu as bien fait.
— Mais c’est moi qui créerai la mode ! Je n’ai pas à m’incliner devant de vieilles recettes composées par les débris du passé. Je méprise les lecteurs ignorants et envieux qui jappent après mes chausses ! Ce que j’entends démontrer, c’est la nécessité absolue d’apporter un accent nouveau à notre poésie française. Et cet accent, j’entends bien l’imposer !
Je me retrouvais par la pensée à Talcy du temps où Pierre exposait ses projets à ma mère et à mon frère Antoine. Les choses avaient pourtant changé. Le nom de Ronsard ne résonnait plus dans le vide. Un petit nombre de connaisseurs croyaient à présent en lui.
— Vos Odes contiennent des merveilles, lui dis-je lors d’une autre de nos
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