Les amours blessées
tatillon, despotique. Il endossait à présent de façon permanente le rôle du tyranneau domestique dont la jalousie lui avait fourni les premiers arguments. Tout lui était prétexte à scènes et à remontrances : la cuisine que je lui faisais servir ne lui plaisait pas, ma conversation était qualifiée par lui d’étriquée et de pauvre, je m’habillais mal, enfin, nous n’avions pas deux idées de communes. Là, je le rejoignais, ce qui était un nouveau sujet de dispute.
Quand je n’en pouvais plus, je me sauvais à la Bonaventure où je retrouvais Marie à laquelle je me laissais aller à confier mes tourments.
— Ma bonne amie, me dit-elle la première fois où, pour justifier la jalousie de mon époux, je m’étais vue forcée de lui parler de Ronsard, ma bonne amie, vous avez pris un chemin bien malaisé. Demeurer sans tache en repoussant à la fois l’homme qui a des droits sur vous et celui qui vous plaît, me paraît entreprise ardue pour ne pas dire impossible. Fatalement, un jour, vous allez vous trouver dans l’obligation de choisir. Vous en rendez-vous compte ?
— Je suis parvenue, jusqu’à présent du moins, à préserver à la fois les apparences et mon secret. On peut donc le faire.
— Pour un temps, je vous l’accorde, vous l’avez pu. À la longue, vous céderez.
Je protestai. Marie leva les sourcils d’un air dubitatif.
— Je crains que vous ne vous abusiez sur vous et sur les autres, dit-elle avec son bon sens habituel. Vous savez que je ne suis pas prude et que je comprends l’amour. Mais vous jouez là avec le feu, Cassandre. Il pourrait bien vous arriver de vous y brûler.
Nous marchions le long du petit cours d’eau qui serpente dans un pré à quelques toises seulement des murs du manoir. L’été commençait. Il faisait chaud dans la cour où la touffeur stagnait sous les branches des aulnes qui en ornaient le centre, alors que la fraîcheur de l’eau vive nous avait attirées au bord du Boulon.
— Comprenez-moi bien, continuait Marie. Il ne s’agit pas pour moi de vous critiquer par principe. Bien qu’à mes yeux le sacrement du mariage soit indissoluble, je ne suis pas aveugle. Je vois autour de moi trop d’unions mal assorties et souvent imposées pour ne pas chercher à comprendre les raisons des dérèglements dont la Cour et la province nous donnent sans cesse le spectacle. De nos jours, on se marie davantage par intérêt, convention ou arrangements familiaux que par attrait réciproque. Je le déplore, sans nier pour autant que de telles pratiques aboutissent parfois à des situations insupportables. En êtes-vous parvenue à ce point ?
Nos amples jupes, soutenues par les vertugades rigides, nous forçaient à avancer l’une derrière l’autre sur l’étroit sentier tracé dans l’herbe épaisse du bief. Le bruit de l’eau courante couvrait nos voix. Nous devions parler de profil et forcer le ton pour nous faire entendre l’une de l’autre.
— Insupportable, non, pas encore, dis-je à contrecœur. Mais, néanmoins, fort pénible. Jean me poursuit à tous moments de sa jalousie insultante alors que, de son côté, il ne se prive pas de me tromper avec n’importe qui !
— Depuis longtemps, vos silences m’avaient laissé supposer qu’entre votre mari et vous les choses n’allaient pas au mieux, reconnut Marie, mais je ne pensais pas que vous aimiez quelqu’un d’autre. Votre avenir va se jouer sur cet attachement. Est-il assez puissant pour vous amener à tout quitter ?
Je secouai la tête.
— Hélas ! soupirai-je, Ronsard est tonsuré !
Cet ultime aveu me coûtait. Il était pourtant indispensable pour la compréhension des faits.
Mon amie cessa d’avancer. Elle se tourna vers moi et me fit face afin de me dévisager avec inquiétude.
— Je vous plains de tout mon cœur, ma pauvre Cassandre, dit-elle. Entre vous et cet homme rien ne peut être durablement entrepris. Je vous vois condamnée à une aventure sans lendemain.
— Il n’y aura pas d’aventure ! m’écriai-je avec fermeté. Seulement une amitié amoureuse pleine de charme, qui peut durer plus longtemps que vous ne le croyez puisqu’elle n’est pas coupable !
Marie serra les lèvres. Je la revois avec un visage soudain durci que je ne lui connaissais pas encore. Elle resta un instant immobile devant moi, puis fit demi-tour et reprit sa marche.
— Vous vous bercez d’illusions, enchaîna-t-elle un moment plus tard sans cesser
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